La Brigade chimérique

Les comics de super-héros apparaissent, à tort ou à raison, comme une spécificité américaine et constituent l'une des réalités de la BD de l'âge "classique", avec l'école franco-belge et les mangakas japonais. C'est ainsi que des personnages tels que Superman, s'ils ont pu être parodiés par les dessinateurs de l'école franco-belge, n'ont à ma connaissance pas été réinterprétés à l'âge classique, et n'ont pas non plus donné lieu à des émules... Par contre, depuis quelques années, nous assistons à un "brouillage des lignes" entre les différents types de BD, en particulier avec l'explosion de l'intérêt pour le manga : en fort peu de temps, des genres perçus comme très différents sont devenus perméables entre eux, les codes et les thèmes devenant soudain compréhensibles d'un public à l'autre. Sans doute faut-il y voir un effet de l'arrivée, parmi les dessinateurs mais aussi les scénaristes, d'une nouvelle génération ayant intégré à son imaginaire des éléments moins traditionnels. Et pour le bonheur des lecteurs que nous sommes, certaines oeuvres issues de ce "brouillage des lignes" se révèlent comme de vrais bijoux.

Résumé :
En 1939, l'Europe vit une situation fort troublée. La Première Guerre Mondiale a bouleversé le paysage politique et humain, car des technologies nouvelles et pas toujours bien comprises - armes à rayons X et gaz de combat au premier rang - ont engendré de véritables surhommes, des êtres doués de pouvoirs paranormaux. Le Nyctalope, protecteur de Paris, et l'Accélérateur de Londres s'opposent au Docteur Mabuse, maître de Berlin, et à ses alliés Gog de Rome et la Phalange, qui est en train de gagner la guerre civile en Espagne. Les démocraties occidentales sous-estiment le danger représenté par le Docteur Mabuse, occupé à construire dans les Alpes autrichiennes une ville mystérieuse, Métropolis, qui symbolise sa domination sur l'Europe centrale. A l'Est, l'organisation "Nous autres" a transformé la Russie en Etat soviétique : après que le Docteur Mabuse ait mis en échec la révolution du Spartaker à Berlin en 1919, "Nous autres" est la seule structure qui perçoive la vraie nature du danger. Cependant que des attentats et des événements terrifiants secouent Paris et Londres et remettent en question l'influence et le but réel de leurs super-héros protecteurs, le Docteur Mabuse fait avancer sa cause sinistre. Quelle est la cause de l'immobilisme des super-héros français et anglais ? D'où provient l'innombrable armée de soldats-crânes du Docteur Mabuse ? Et comment a-t-il pu construire Métropolis en si peu de temps et à partir de rien ? Telles sont les questions auxquelles Irène et Frédéric Joliot-Curie, directeurs de l'Institut du Radium, vont devoir répondre, l'enjeu étant d'éviter une nouvelle guerre en Europe. Rien de moins. Pourront-ils compter sur la fameuse Brigade chimérique, ancienne alliée de Marie Curie ?
La Brigade chimérique est, disons-le tout de suite, une oeuvre atypique. Oeuvre atypique par sa forme tout d'abord : le dessin est très soigné. La technique de restitution du mouvement est par moment presque cinématographique dans la maîtrise du temps : on se surprend à revenir sur certaines images en cours de lecture afin de mieux en apprécier l'enchaînement. Mais c'est une oeuvre atypique aussi pour son fond. Elle a pour ambition de raconter, ainsi que l'annonce le résumé au dos de chaque album, "la fin des super-héros européens", attribuant de la sorte le flux historique à des jeux d'influence entre surhommes, et suggérant qu'une bonne partie de l'Histoire de l'Europe en est en réalité le fait : les auteurs évoquent l'influence passée (ou encore présente... ?) de surhommes issus d'un "âge magique", tels que le Golem de Prague ou le mage Raspoutine. Ainsi, des personnages mythologiques ou fictionnels coexistent avec des personnages historiques "adaptés" pour les besoins de l'intrigue. C'est un régal de voir le Docteur Mabuse (imaginé par Fritz Lang) construire Métropolis (ville imaginée par le même Fritz Lang) et s'opposer (peut-être ?) à d'autres Docteurs fictionnels ou non. A ce titre La Brigade chimérique correspond à ma définition d'une uchronie transcendante ou naturaliste, mais dont le cours historique "colle" au nôtre.

Car le péril qui pèse sur cette Europe fantasmatique de la fin des années 30 est le même que celui que notre Europe a connu : c'est le fascisme dont les symboles et les thèmes sont dénoncés avec conviction par certains des personnages principaux. Tout, depuis les intrigues entre super-héros (parfois très humains dans leur médiocrité) jusqu'aux créatures mystérieuses qui rôdent dans Paris, évoque la sourde inquiétude qui pesait alors sur l'Europe, et qui s'est résolue par la Deuxième Guerre Mondiale. Entre les ambitions sinistres du Docteur Mabuse et l'inaction (apparente ?) de ses ennemis, reste peu de place pour la vie des êtres humains ordinaires.

La Brigade chimérique est donc une série à suivre de très près. Deux tomes restent à paraître. On attend, avec impatience, de savoir quels éléments vont sonner le glas des super-héros européens.

Commentaires

Efelle a dit…
Une excellente série en effet.