La Nuit des Temps

Il est des auteurs qu'il est difficile de classer dans un genre, ou même dans une famille de genres. Leurs travaux peuvent se classer, au fil de leur carrière, d'un genre bien défini à un autre tout en conservant leur style caractéristique. C'est le cas de René Barjavel qui a touché aussi bien à ce que l'on appelait alors l'anticipation qu'à des formes de littérature d'imagination que l'on pourrait classer de nos jours dans la fantasy. Pourtant, son oeuvre est sous-tendue par des grands thèmes - dont les moindres ne sont pas l'avenir bien précaire des civilisations face au chaos, et le rempart dérisoire et pourtant indispensable des sentiments humains face à ce même chaos. Les oeuvres et les personnages de Barjavel sont souvent habités par un sentiment de perte ou tenaillés par un désastre imminent. Ainsi, dans les mondes cruels et hallucinés qu'il décrit souvent, l'humain semble exister aussi bien pour aimer que pour souffrir, l'un n'allant pas sans l'autre. La Nuit des Temps, l'un des romans les plus connus de Barjavel, occupe une place centrale dans son oeuvre.

Résumé :
Une expédition dans l'Antarctique repère un jour un signal émis par un dispositif enfoui sous les glaces. Véritable électrochoc pour la communauté internationale, qui découvre qu'une civilisation a vécu sur Terre près d'un million d'années avant notre ère : une campagne de fouilles internationale est déclenchée, mettant assez vite au jour des restes archéologiques incompatibles avec le climat polaire actuel de l'Antarctique. Le signal, quant à lui, vient de plus loin : il faut creuser le sol pour identifier son origine. Les membres de l'expédition découvrent ainsi un abri souterrain où une machinerie incompréhensible, depuis neuf cent mille ans, maintient en hibernation un couple humain, un homme et une femme. Pour comprendre les prodiges scientifiques de cette civilisation disparue qui remet en question tout ce qui était cru jusqu'alors de l'évolution humaine, il faut les réveiller. La femme, Eléa, sera la première. Elle va raconter alors l'histoire du terrifiant conflit entre son peuple, celui de Gondawa, et celui d'Enisoraï. Pour se prémunir de l'expansionnisme et de l'agressivité d'Enisoraï, Gondawa s'était doté d'une arme monstrueuse, l'Arme Solaire, afin qu'Enisoraï sache qu'une nouvelle guerre contre Gondawa serait la dernière. Coban, le plus grand savant de Gondawa, craignait que l'Arme Solaire, dans son oeuvre de destruction, aille au-delà de l'élimination d'Enisoraï et qu'elle supprime toute vie de la surface de la Terre. Il avait alors construit un Abri enfoui dans le sol afin d'y protéger la science de Gondawa, des embryons de chaque espèce animale et des semences de chaque espèce végétale, et un couple humain, afin de sauvegarder toutes les formes de vie de la Terre. Les calculs avaient montré que Coban devait entrer dans l'Abri et qu'Eléa devait l'accompagner. Or, pour Eléa, le sort de la Terre, celui de la vie et le sien propre n'avaient pas d'importance si elle et son aimé, Païkan, étaient séparés. Cela suffit pour qu'ils essaient de s'enfuir des villes souterraines de Gondawa. C'est ainsi que les personnages contemporains, alors qu'ils cherchent à ranimer Coban - l'homme qui pourra redonner vie à la science perdue de Gondwana - découvrent le récit des ultimes heures d'une civilisation perdue, à travers la fuite tragique et désespérée de Païkan et d'Eléa, les deux amants légendaires. Mais dans le même temps, les conflits du présent se raniment : la nation qui contrôlera le savoir de Coban sera en mesure d'asseoir sa suprématie sur le monde entier. L'expédition internationale pourra-t-elle sauver l'Abri et ses merveilles avant que les guerres du présent ne viennent finir l'oeuvre de celle du passé ?


La Nuit des Temps est, disons-le tout de suite, un roman d'une profonde tristesse et peut-être même assez pessimiste. C'est une oeuvre de la guerre froide, écrite quelques années après la Crise de Cuba où le sort du monde n'a tenu qu'à un fil. L'obsession de Barjavel pour la disparition brutale des civilisations est cependant plus ancienne, si l'on repense à Ravage par exemple ; mais cette fois-ci, elle est soutenue par la crainte des armes nucléaires. D'une certaine façon, Barjavel nous raconte l'histoire d'un monde où la Crise de Cuba n'aurait pas connu la conclusion somme toute heureuse que nous avons connue. On pressent dès le départ, puis on apprend assez vite, que quelque chose a mal tourné dans le passé perdu de l'espèce humaine, et le récit d'Eléa n'en est jamais qu'une triste confirmation : ce n'est pas un hasard si l'un des premiers souvenirs offerts par la femme venue de Gondawa est celui de l'envol de l'Arme Solaire, montrant par avance que tous les efforts rapportés par la suite - diplomatie, confinement du conflit hors de la Terre puis assaut désespéré d'Enisoraï afin de détruire l'Arme Solaire avant son envol - seront voués à l'échec. Même la révolte des étudiants de Gondawa, qui cherchent à soulever leurs concitoyens contre un gouvernement qui conduit la Terre aux flammes de son bûcher, ne parvient à enrayer l'effrayante mécanique.

C'est ici que l'oeuvre de Barjavel trouve une seconde - et plus profonde - dimension. L'opposition entre Gondawa, la nation pacifique et policée d'une part, et d'autre part Enisoraï, la multitude agressive, trouve bien vite ses limites. Gondawa n'est en effet qu'une utopie apparente, et l'impression sympathique laissée par les premiers souvenirs d'Eléa se disperse bien vite : c'est un réseau d'ordinateurs qui décide, dès la naissance ou presque, de l'avenir de chacun. Ceux qui décident d'aller à l'encontre des conseils des machines ne font qu'attirer le malheur sur eux et sur les autres. Quant à ceux qui sont sélectionnés pour servir de force de police à Gondawa, ils sont cantonnés dans les plus profonds sous-sols du continent, où ils n'apprennent qu'à se battre et à tuer - talents qu'ils exerceront jusqu'à la fin, et en particulier contre les étudiants : l'ordre doit être maintenu coûte que coûte.

Dans ce maelström d'inhumanité, la relation fusionnelle et même exclusive entre Eléa et Païkan constitue un permanent rappel de ce qui fait l'humain pour Barjavel : c'est la capacité d'empathie et au-delà, celle d'exister pour un autre, qui donnent leur humanité aux personnages du passé qui en font preuve. Et c'est leur tentative de s'élever, même à la dernière minute, même si c'est vain, contre un système mortifère et en voie d'effondrement qui fait d'eux, malgré leur destin, de véritables messagers d'espoir.

Car chez Barjavel, le pessimisme ambiant est toujours atténué par un message d'espoir. L'être humain n'a pas appris. Mais il est permis d'espérer qu'un jour, il comprendra.

Commentaires

Anonyme a dit…
J'ai beaucoup aimé La Nuit des Temps, et les oeuvres de Barjavel dans leur ensemble, et je regrette qu'il soit "passé de mode". Touche-à-tout dans le domaine littéraire, je trouve qu'il a autant de talent dans "Le voyageur imprudent" (excellent) que dans ses souvenirs de jeunesse, charmants à lire, à Nyons (La charrette bleue).
Et commment ne pourrait-on pas approuver, en partie, sa peur des nouvelles technologies mal maîtrisées par les hommes ?
Andrée
Anudar a dit…
Je ne pense pas que Barjavel soit "passé de mode". Ses livres continuent à être édités, donc vendus, et c'est un bon signe. Par contre, sa SF est peut-être un peu datée, à base de voitures volantes et d'avenir où la guerre froide se poursuit telle que dans les années 1960... Ses thèmes de prédilection (la guerre nucléaire, l'effondrement de la civilisation) apparaissent peut-être moins familiers aux lecteurs contemporains pour lesquels le danger serait plus une société de surveillance et une civilisation de plus en plus hostile.
Brajavel était pessimiste, mais je crois qu'il n'avait pas imaginé le monde contemporain.
Anonyme a dit…
Oui, et pourtant le danger nucléaire reste présent avec la prolifération... mais "Big Brother" était -pour l'instant- plus prémonitoire, hélàs.
Curieux comme les hommes réussissent à dévoyer chaque nouvelle formidable invention !
Mais restons optimistes sur notre capacité à rebondir.
Andrée
Anonyme a dit…
Barjavel est grand auteur qui joue avec les mots à tel point que la tristesse, la colère,l'amour que ressent ses personnages nous transportent.Dans "La Nuit Des Temps" j'avais cette impression bizarre d'avoir été transposée avec le personnage principale.Bien que cet ouvrage ne soit pas dénué de détails, L'imagination suit tout de même son cours et l'on arrive à voir justement ces moindres détails.. la grotte de glace, la découverte du couple, Elea, les différents conflits de son peuple, tous ses sentiments émergeant..Un grand écrivain qui je pense n'est pas passé de mode.Je tiens également informer que c'est mon professeur de littérature qui m'a fait connaitre cet auteur.
Anudar a dit…
Bienvenue ici !

Pareil ici, j'ai dévouvert Barjavel avec Ravage quand j'étais en Quatrième : mon prof de lettres l'avait mis au programme...