La Forme de l'Eau

J'avais vu la bande-annonce de ce film il y a quelques semaines : intrigué par l'apparence de la créature, qui n'était pas sans m'évoquer celle de sa lointaine cousine du Lac Noir, je m'étais dit qu'il serait bon d'aller m'en faire ma propre idée... Ce fut chose faite hier soir.
Résumé : 
A Baltimore, Elisa vit dans un appartement miteux, juste au-dessus d'une minable salle de cinéma, son voisin et meilleur ami est un peintre en publicité plus ou moins raté alors qu'elle est elle-même muette. Elle travaille toutes les nuits au centre de recherches aérospatiales où elle fait le ménage, là où elle retrouve son amie Zelda qui sait comment parler pour deux. Sa vie si bien organisée va changer du tout au tout quand un homme inquiétant ramène au laboratoire un échantillon biologique des plus intéressants tout droit venu d'Amazonie : une étonnante créature amphibie, d'apparence humanoïde mais pourtant étrangère et même hostile. Pour le colonel Strickland, les secrets de l'adaptabilité du monstre doivent lui être arrachés, par la douleur et si nécessaire la vivisection... mais pour Elisa, cet être peu à peu devient un ami, le seul qui ne l'ait pas reléguée à son handicap sans la connaître au préalable, et bientôt la voici qui complote pour libérer la créature de ses tortionnaires. Alors que d'autres désirent s'en emparer ou à défaut le détruire, Elisa pourra-t-elle sauver son nouvel ami sans en être changée à tout jamais ?
La Forme de l'Eau, c'est d'abord une construction graphique aussi étonnante que séduisante. Les décors tout droit venus des années 1950, les couleurs verdâtres, l'ambiance crépusculaire : tout est fait pour que le spectateur se sente ailleurs, peut-être en profondeur - là où seules pénètrent encore les radiations bleues - ou peut-être dans un passé que nous n'avons pas connu pour la plupart d'entre nous mais dont nous avons malgré tout connaissance. Lieux et temps incertains, voire menaçants, chaque personnage portant la marque de son destin quand ce n'est pas celle de sa malédiction - et même le répugnant colonel Strickland, caricature d'arrogance et d'utilitarisme yankee, reçoit bien vite la sienne, en forme de punition. La question de la différence - et du respect qui lui est dû - est bel et bien posée par ce film, au-delà du sort qui est fait à sa créature, et au-delà même du statut d'Elisa. Les années 1950, aux Etats-Unis, restent bel et bien marquées par le poids écrasant des conventions sociales - qu'elles soient religieuses ou racistes : aux scènes de discrimination, raciales ou sexuelles, la première leçon de La Forme de l'Eau devient transparente... il s'agit de montrer que cette époque n'est au fond pas si éloignée de la nôtre, en termes de temps ou en termes d'évolution sociale.

Moins convaincant, bien sûr, est le volet romantique de cette histoire. Éventée par l'affiche du film, amenée très vite et de façon plus ou moins lourdingue - pour ne pas dire téléphonée - la relation entre Elisa et la créature est décrite ici comme allant de soi, naturelle et simple : nette citation de la théorie du "coup de foudre", lequel est censé se moquer des apparences et des conditions. Nul ne sait au fond à quel moment Elisa et la créature franchissent le pas de la simple relation amicale : cela se fait-il après que la première ait accompli le tour de force de libérer la deuxième ? Ou bien au moment de son apprivoisement par le biais d'un repas offert ? Ou bien, au fond, Elisa - dont les rêves et les fantasmes sont peuplés d'eaux verdâtres et profondes - était-elle destinée depuis toujours à aimer la créature, et celle-ci à l'aimer en retour ? Comme si cela ne suffisait pas, les autres relations amoureuses évoquées dans ce film sont toutes sans exception dysfonctionnelles, malsaines ou avortées : Gilles, le voisin d'Elisa, se verra éconduit de bien rude manière ; Zelda, l'alliée d'Elisa, subit la présence d'un homme paresseux et qui ne s'intéresse plus à elle ; quant à Strickland, qui file une parfaite vie de couple tout droit sortie des tableaux publicitaires de Gilles - Cadillac, deux gosses interchangeables et une femme qui a en général le bon goût de se taire quand il lui plaît de l'honorer - c'est de cette façon qu'il commente avec élégance la perte de son annulaire et de son auriculaire : "il me reste encore le doigt de la gâchette et celui de la chatte".

Il restait par chance au film une dernière dimension pour faire oublier cette démonstration, dont l'efficacité s'apparente à la performance d'un marteau-piqueur que l'on aurait utilisé pour nettoyer un service en porcelaine de Limoges : celle du fantastique, ici non-borgésien puisque les anomalies du réel s'y greffent plutôt que de s'y infiltrer. La créature s'invite au coeur du quotidien des personnages par le biais d'un argument peu original - celui d'une exploration amazonienne : elle ne témoigne donc pas de l'existence d'une réalité différente mais plutôt de celle d'une réalité plus vaste qui englobe la nôtre, et qui nous échapperait parce que nous en serions ignorants. Elisa, dont les cicatrices au cou préfigurent le destin, se trouve bel et bien à la frontière de plusieurs mondes : de ses rêveries aquatiques - peut-être même amniotiques ! - à sa mutité - comme si l'élément aérien lui était en partie étranger - bien des choses la tiennent à l'écart du monde où elle est née. La créature, arrachée quant à elle à un monde bien différent, possède peut-être les clés qui manquent à Elisa pour qu'elle puisse mettre son corps en conformité avec sa véritable nature : au fond, les ancêtres à présent éteints de l'espèce humaine furent, pour une bonne partie du temps long de la géologie, des êtres amphibies ou même des stricts aquatiques, des ancêtres dont nous ne gardons que très peu de souvenirs - dont sont, par exemple, ces fentes branchiales qui se dessinent avant de s'effacer sur le pharynx au cours de l’ontogenèse. Telle est cette réalité plus vaste qui est peut-être pointée du doigt par le fantastique de La Forme de l'Eau : la diversité caractérise le vivant à toutes ses échelles, sans remettre en question pour autant les points communs sans lesquels ces différences ne seraient pas si apparentes. Belle leçon en tout cas : bravo !

Commentaires