Ça : Chapitre 1

Avant 22/11/1963 je n'avais jamais lu de livre de Stephen King, et depuis je n'en ai toujours lu aucun autre. Néanmoins, plusieurs événements récents pourraient changer cet état des choses : il y eut tout d'abord le film La Tour sombre vu cet été, mais pas chroniqué, ainsi que - et surtout - le film Ça vu hier soir en excellente compagnie. J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'il y a pas loin de vingt-cinq ans, alors que mes yeux commençaient à être captivés par les reliures dans les rayons de SFF, l'irruption ici ou là de dos noirs et de titres inquiétants m'avait donné l'impression qu'au-delà de Joan D. Vinge et des nouveaux mondes dont j'amorçais la découverte systématique, il existait un continent toujours vierge, celui de l'horreur, où parmi les noms d'auteurs inconnus apparaissait souvent celui de Stephen King. Les atroces couvertures des volumes parus chez J'ai Lu ont suffi alors à me faire dire que ce n'était pas pour moi, mais si Le Fléau me semblait d'ores et déjà hors-limites comme elle me le semble maintenant - j'avais alors déjà lu Ravage et Malevil et, soyons honnêtes, a-t-on besoin d'autre chose pour avoir fait le tour de la littérature post-apocalyptique ? - en revanche, les résumés qui figuraient au dos des volumes de Ça n'ont pas été sans exercer sur moi une influence magnétique au fil des ans, sans pour autant que je franchisse jamais le pas...
Résumé : 
Derry pourrait être une petite ville tranquille du Maine comme bien d'autres - à ceci près que depuis moins d'un an une série de disparitions d'enfants éveille une inquiétude sourde chez ses habitants. Bill a treize ans, il est le leader informel de la Bande des Losers : quatre pré-adolescents au physique souvent ingrat, pris en tenaille par les injonctions sociales, leurs hormones, leurs vies dysfonctionnelles et la brutalité de garçons plus âgés toujours enclins au mal. A cette combinaison déprimante s'ajoute, pour Bill, un affreux détail supplémentaire : son petit frère Georgie est l'un des disparus - et il s'entête, même des mois plus tard, à refuser l'éventualité qu'il soit mort. Sous sa conduite, les Losers vont passer leur été à rechercher les moindres indices permettant de connaître le sort de Georgie : bientôt ralliés par trois autres parias, ils vont comprendre que les disparitions récentes ne sont que la répétition de faits sinistres du passé macabre de la ville, comme si quelque ancienne malédiction s'exprimait à intervalles réguliers à Derry... Bientôt, les Losers vont être confrontés à des apparitions terrifiantes qui matérialisent leurs pires angoisses - des apparitions accompagnées de la présence inquiétante de Grippe-Sou, le clown dansant : qui est-il ? Et quelle est l'horreur qui se niche dans les sous-sols de la ville ?
Je ne doute pas que des puristes, lecteurs de Stephen King depuis l'adolescence, pourraient pointer l'ensemble des imperfections de cette adaptation bien mieux que moi - qui ne connais Ça, le livre, que par ouï-dire. L'intrigue du film se déroule à la fin des années 80, une décennie pas si tranquille même si elle pourrait - au vu du désordre mondial actuel - faire figure d'âge d'argent... Il ne fait pas bon, à Derry, être un "Loser" comme les jeunes protagonistes en font l'expérience. Le monde des adultes est au mieux indifférent quand il n'est pas lui-même abusif à l'égard des pré-adolescents qui, pour une raison ou pour une autre, diffèrent de la norme. Être bègue, avoir une réputation de "fille facile" (à treize ans !), avoir une phobie de la maladie, avoir la répartie obscène un peu trop facile, être en surpoids, ne pas être à la hauteur des attentes parentales, être trop fragile : voici un répertoire des différences qui affligent les Losers de Derry, des  différences qui suffisent à les mettre à l'écart du monde. Ces différences, pourtant, n'ont une importance que dans le regard des autres : pairs ou tuteurs, qui jugent à l'aune de critères incompréhensibles, inaccessibles ou pervers. Dans Ça, les monstres ne portent pas tous de maquillage, et certains agissent même sous le couvert de l'autorité parentale.

Comme l'intello rondouillard du groupe le démontre avec un certain talent, Derry est une anomalie statistique si l'on en vient à parler de la violence et en particulier des disparitions d'enfants : pour l'adulte qui se donnerait la peine de voir les faits - ou pour le spectateur - il est clair que cette anomalie témoigne de la présence d'un prédateur tapi au coeur de la ville. A la fois personnage, argument et titre du film, Ça est une entité surnaturelle pour l'heure très mal définie, aux pouvoirs de métamorphe et capable - d'une façon ou d'une autre - de sonder les âmes de ses proies. Sa forme favorite, et aussi la plus dérangeante, est celle du clown Grippe-Sou dont l'apparence répugnante est sans nul doute l'un des succès graphiques du film. Si sa blancheur de squelette et ses lèvres et cheveux rouge sang perturbent dès la première fois, ses yeux jaunes et le filet de salive qui s'échappe de sa bouche dans les instants qui précèdent celui de la capture ancrent le personnage dans sa dimension cauchemardesque : pour Ça, l'être humain - et en particulier l'enfant - n'est rien d'autre qu'une ressource alimentaire à consommer sur place - ou à stocker en lévitation pour, peut-être, pouvoir s'alimenter pendant ses longues années d'hibernation. Si d'autres prédateurs bien réels peuvent se montrer cruels avec leurs proies - le plaisir que semble éprouver un chat en jouant avec la souris qu'il n'a pas encore tuée n'est inconnu d'aucun propriétaire de félin - le fait est que Ça semble tirer une jouissance aussi intellectualisée que sadique de son "jeu". Les proies, confrontées à leurs pires angoisses, en sont réduites à la terreur la plus animale, celle que l'on éprouve dans l'instant qui précède l'oblitération - et les Losers si différents ne manquent pas de raisons d'avoir peur. Ça peut donc s'interpréter comme un film où la peur est un personnage à part entière, d'autant plus que la créature maléfique est elle-même lâche : confrontée non plus à une proie isolée mais bel et bien à un groupe déterminé, la voici affaiblie et bien plus fragile, réduite aux stratagèmes les plus révoltants quand ce n'est pas à la négociation la plus humaine.

Humains, les Losers le sont sans conteste : inadéquats (souvent), trouillards (volontiers), tiraillés par les contradictions de l'enfance finissante entre grands idéaux et premières compromissions, parfois médiocres, parfois héroïques, ils représentent un bel échantillon de notre humanité ! On regrettera, bien sûr, que certains d'entre eux soient si peu actifs et quasi silencieux (Stan et Mike) alors que la cohésion de leur groupe, et sa victoire finale, dépend de leur présence. Il est vrai que certains des personnages mangent le temps fictionnel, à commencer par Bill dont la tragédie personnelle justifie le film du début jusqu'à la fin, mais aussi Beverly bien sûr. Il est vrai aussi que certains des jeunes acteurs crèvent l'écran plus que d'autres - à commencer par celui qui joue Eddie et son envahissante phobie de la maladie, mais aussi et surtout celui qui joue Richie, déjà vu dans le rôle de Mike dans Stranger Things où il devait déjà s'affronter à un monstrueux prédateur ! Peu de choses manquent dans ce portrait d'humanité vu à travers le prisme d'interprétation de pré-adolescents dysfonctionnels, puisque face aux monstres, leurs réponses restent toujours crédibles - et leurs émotions franchissent bel et bien le mur de l'écran, à tel point qu'il serait difficile de ne pas éprouver d'empathie pour eux... Manque à la réflexion peut-être une dimension, si l'on songe à la tension sexuelle par moments à fleur de peau entre les protagonistes : une dimension sans doute compliquée à explorer à l'écran au-delà d'un ou deux baisers volés - ou pas - compte-tenu de l'âge des protagonistes : ce n'est pour autant pas une raison pour ne pas considérer Ça comme une allégorie très bien réussie de l'humanité. Tous les monstres ne sont pas inhumains - et tous les héros ne sont pas surhumains : telle est au fond la leçon de Ça.

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