Dune 2 (film 2024)

Deux ans et demi plus tard, le moment est enfin revenu de parler de Dune sur ce blog.

A l'époque, Denis Villeneuve nous proposait de découvrir sa vision de Dune. Alors comme à présent, l'amateur de l’œuvre de Frank Herbert était confronté à un problème : les adaptations duniennes sont rares et la plupart jusqu'ici ont été défaillantes. Projet avorté d'Alexandro Jodorowsky, film décevant de David Lynch et minisérie clivante... Un hiatus de vingt ans sépare cette dernière du projet de Villeneuve : autant dire que les espoirs étaient puissants, tout comme les inquiétudes. Au sortir du premier film, je déclarais - pour me citer moi-même - qu'il fallait admettre que Denis Villeneuve [a livré] au public un Dune sans défaut fonctionnel majeur ou grave. Cependant, ce Dune n'était qu'une première partie, laquelle déléguait à ses suites - alors hypothétiques - un certain nombre de problèmes difficiles à résoudre.

A nouveau donc, le Dune de Denis Villeneuve éveillait beaucoup d'attentes, cette fois-ci à travers sa seconde partie. J'ai été la voir hier soir en compagnie de mon petit cousin Valentin, que je suis heureux d'avoir initié à Dune il y a quelques années : je ne pouvais pas envisager meilleure compagnie pour continuer ce voyage...
Résumé :
Sur Arrakis, le triomphe des Harkonnen semble total : la Maison des Atréides est tombée en une seule nuit. L'Empereur Shaddam IV, allié aux Harkonnen malgré l'affection qu'il vouait au Duc Leto Atréides, se tait pour dissimuler l'ampleur de ses crimes... Des Atréides, ne restent plus que des cadavres que les Harkonnen livrent au feu, mais aussi quelques rares survivants. Parmi ceux-ci, Paul Atréides et sa mère Jessica, qui ont trouvé un abri précaire parmi les Fremen. Les indigènes d'Arrakis, en guerre contre les Harkonnen depuis des générations, semblent partagés quant au destin à réserver aux derniers Atréides : Paul a beau être l'héritier ducal, il n'est pour eux qu'un étranger ignorant des usages du désert et donc un fardeau à porter... mais il est peut-être aussi le Lisan-al-gaib, le messie annoncé par leurs légendes. Pour Jessica, la foi guerrière des Fremen est un matériau de choix pour assurer la sécurité de son fils et de sa fille à naître... mais pour Paul dont les visions se font toujours plus précises, cette même foi pourrait déclencher un cataclysme à l'échelle galactique. Alors que les Harkonnen enragés par la guérilla des Fremen fomentent un véritable génocide, Paul a-t-il encore la possibilité de choisir son propre destin ?
Il y a deux ans et demi, j'analysais la première partie de ce Dune à travers trois dimensions - choix d'ambiance, choix de narration et choix d'argumentation. Malgré certaines divergences avec le texte herbertien, Denis Villeneuve parvenait à justifier ses choix lesquels, une fois faits, s'imposaient à lui par continuité : il me semble inutile, par conséquent, de les explorer à nouveau - d'autant plus qu'un motif spécifique apparaît dans cette seconde partie, celui des jeux de miroirs.

Les sociétés, dans Dune, sont à la fois hiérarchisées entre elles et stratifiées. Le premier jeu de miroir s'établit donc entre la structure de l'Imperium et celle des communautés fremen. Le spectateur bénéficie enfin d'un aperçu plus prononcé de la société harkonnen : au-delà de l'apparence androgyne et inquiétante de ses dirigeants comme de leurs serviteurs, on découvre après l'avoir devinée une organisation pyramidale où le souverain et dans une moindre mesure ses héritiers ont droit de vie et de mort sur leurs sujets - un droit qui est utilisé sans restriction et volontiers avec sadisme, démontrant que la valeur de la vie humaine sur Giedi Prime est faible, y compris en dehors de la scène du combat de gladiateurs sous un étonnant soleil délivrant une lumière sans couleurs. Cela va plus loin : les dirigeants Harkonnen, tout comme l'Empereur, agissent avec une rationalité poussée à l'extrême : l'individu n'est pour eux qu'un outil, utilisable jusqu'à obsolescence et remplaçable à volonté. Si la société fremen s'affirme d'emblée - par la voix presque militante de Chani - comme égalitaire, elle n'est cependant pas sans règles, et celles-ci s'imposent avec rigueur à chacun d'autant plus qu'un certain nombre d'entre elles sont liées à la survie en environnement hostile. Les Fremen fournissent au quotidien la preuve de leur adaptation à leur environnement : ceux qui enfreignent les règles en meurent, contribuant donc à l'élévation de la valeur sélective de ceux qui survivent. Les Fremen sont par conséquent aussi dangereux que les Harkonnen, même s'ils le sont pour des raisons différentes : à la sophistication des seconds répond la simplicité des premiers, mais les deux approches conduisent in fine à une certaine déshumanisation. Si les Fremen disposent d'une forme de droit que j'ai envie de qualifier de coutumier puisqu'il codifie des traditions, ce code ne fait que valider au fond la loi du plus fort. Société première, la civilisation fremen se révèle malgré tout capable d'innovations technologiques poussées - dont un aperçu est vite offert au spectateur dans la scène où Chani draine l'eau des soldats harkonnen vaincus : occasion de montrer en passant que les Fremen font peu de cas, eux aussi, de la vie humaine... et qu'ils ne répugnent pas eux non plus à considérer l'individu comme une ressource à exploiter. Rien de surprenant, dans ces conditions, à ce que les Fremen puissent disposer de la capacité de renverser la table face à un Imperium pourtant plus puissant en apparence !

Que manque-t-il aux Fremen pour expulser les Harkonnen avant même l'irruption de Paul Atréides ? Les éléments de leur puissance, pourtant, sont déjà en place... à commencer par leurs croyances qui, implantées par le Bene Gesserit, constituent un outil dangereux. C'est dans cette réalité religieuse que se trouve le second jeu de miroir du film. Les croyances des Fremen sont truquées : les Sœurs ont préparé le terrain à Paul Atréides et à sa mère pour qu'ils puissent bénéficier d'un abri. Ces croyances sont contrariées : une dichotomie géographique est suggérée ici entre les Fremen du Nord d'Arrakis et ceux du Sud, les premiers - qui vivent au contact des Harkonnen - sont avant tout des combattants et désirent lutter pour leur liberté... alors que les seconds prennent le mythe à la lettre. Cette opposition s'apparente à une innovation du film : le livre en proposait une autre, entre les nomades Fremen et les sédentaires du peuple des creux... tout en signalant qu'il existe une porosité entre les deux, et que sur Arrakis on considère que si le vernis vient du village, la sagesse vient du désert. Les deux propositions, celle du livre et celle du film, se rejoignent toutefois : dans les deux cas, les développements de l'intrigue conduisent à ce que les deux moitiés finissent par s'unir en un tout, effaçant les divergences doctrinales et politiques au bénéfice d'un intérêt commun. Ce qui confirme au passage le profond matérialisme de la pensée herbertienne, que le film illustre aussi ailleurs : la religion des Fremen est truquée ; leur foi est sans cesse manipulée ; leurs rites s'expliquent par la chimie et leur dépassement se fait par la génétique... Paul, et surtout en fait sa mère, ne sont pas sans évoquer l'oiseau coucou qui pond son œuf dans un nid étranger ! Quant à la prescience de Paul, le fait qu'elle s'accroisse au fur et à mesure de son exposition à l'Epice puis au poison d'illumination en montre bien le caractère non transcendant : Paul ne "voit" pas le futur, mais il distingue les avenirs selon leurs probabilités de réalisation, et il sait comment agir pour sélectionner ceux qu'il désire - ou au contraire ne pas déclencher ceux dont il ne veut pas. "Voir" le futur, c'est le subir comme le montre le mythe de Cassandre : Paul est quant à lui un acteur plus puissant, puisqu'il est une force de changement. Or il est humain au sens Bene Gesserit du terme, ce que le spectateur sait depuis le premier film : sa puissance est encapsulée dans une chair humaine, et se voit donc mise au service d'une volonté humaine... laquelle est portée à la vengeance contre l'ennemi.
 
Héritier d'une Maison noble de l'Imperium, Paul Atréides a été formé comme ses ennemis à penser et à réagir avec rationalité. Cela contribue à lui permettre de visualiser le chemin de vie qui l'attend, à savoir l'itinéraire du héros : d'abord combattant apprécié, puis chef de guerre admiré, enfin empereur redouté. Le chemin n'est pourtant ni rectiligne ni sans obstacles. Certains d'entre eux seront intérieurs : Paul vit une partie de son épopée dans le refus et même le déni de son propre destin, symbolisés par sa renonciation temporaire à l'anneau sigillaire ducal qui lui provient de son père, séduit qu'il est par la perspective d'une vie dangereuse mais ordinaire en tant que simple Fremen aux côtés de Chani... des hésitations qui retardent son départ vers le Sud où l'attendent les mises à l'épreuve décisives. D'autres obstacles seront extérieurs : le principal sera bien sûr le fameux Feyd-Rautha, personnage dont l'absence de la première partie avait étonné. Le troisième jeu de miroir repose donc sur la construction des deux personnages antagonistes. Les droits dont Feyd-Rautha dispose lui sont garantis par sa position, celle d'héritier de la Maison Harkonnen ; ceux de Paul sont conquis par le labeur et la prise de risque, et à ce titre sont susceptibles d'être contestés. Pourtant, leurs objectifs présentent une proximité remarquable : d'abord contrôler Arrakis, puis prétendre ensuite à un mariage impérial. De ce fait, les deux personnages constituent dans ce film comme dans le livre les deux côtés d'une même pièce, une argumentation qui est renforcée par certains choix étonnants - par exemple, celui de montrer que Feyd-Rautha est soumis au même test d'humanité que Paul, une scène qui n'apparaît pas dans le livre. La confrontation finale en vient même à révéler une bizarre et dérangeante complicité entre eux, au moment de leur seule, unique et fatale rencontre : il n'y a de place que pour l'un des deux dans cet univers... mais la victoire aura de toute façon un goût d'échec. Les Fremen partent en effet à l'assaut de l'Imperium malgré la soumission de l'Empereur, et Chani trahie retourne seule au désert. Dans la lutte entre Paul et Feyd-Rautha, qui finit par résumer dans ses péripéties l'ensemble des deux films, tuer l'autre revient à se tuer soi-même. Et c'est ce que fait Paul Atréides : il devient indiscutable que le jeune héros qu'il était encore possible de trouver positif en début du film se révèle à la fin en tant que anti-héros, qui n'a plus recours à la voix - donc à la parole - pour imposer sa volonté... mais bel et bien à la seule gestuelle - et donc à la force.

Ces jeux de miroir éclairent à merveille les intentions de Denis Villeneuve, et répondent en partie aux questions que le lecteur de Dune pouvait se poser après avoir vu la première partie. De toute évidence, les deux films sont faits pour être vus dans la foulée, l'un justifiant l'autre : les fans le savent depuis longtemps, une adaptation de Dune a besoin qu'on lui consacre un temps d'écran conséquent pour que justice soit rendue au texte. Jodorowsky l'avait compris, Lynch n'en avait pas bénéficié, la minisérie l'avait tenté... Villeneuve l'a fait, et nous a ainsi offert l'adaptation de Dune pour notre époque, ce dont nous devons lui être selon moi reconnaissants. Il se murmure qu'il pourrait tôt ou tard se pencher sur l'adaptation du Messie de Dune - la véritable fin de Dune, à certains aspects : ses preuves étant désormais faites, on peut éprouver une certaine envie de le voir se confronter à un matériau encore plus déroutant...

Ne manquez pas non plus les avis de : FeydRautha, Stéphanie Chaptal, ...

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