L'Île Réalité

Voici un livre dont la quatrième de couverture ne m'aurait sans nul doute pas convaincu de le lire s'il ne m'avait été offert par son éditeur : le voici de ce fait sur le point de passer en chronique sur mon blog !
Résumé : 
Le Narrateur est le responsable d'une station météorologique de l'Île Réalité, l'une des composantes du Système, et en fait chargé de la surveillance des côtes où apparaissent parfois des bateaux chargés d'Etrangers. Embauché pour un contrat de sept ans, promis à un brillant avenir parmi les Originels du Système, le Narrateur éprouve la sensation d'être peu à peu digéré par sa routine loin de sa famille... Les ingénieurs militaires venus inspecter sa Station ne sont-ils pas venus pour l'évaluer lui ? Quelle est cette Boîte qu'il garde dans un hangar de la Station ? Gratifié d'un congé à la suite d'un violent accès de dépression, il se retrouve ensuite assisté par un jeune homme répondant au nom de Bonne Mort. Il ne sait pas encore que le Système vacille... et qu'il sera impliqué dans les derniers soubresauts de la logique totale qui le sous-tend...
L'Île Réalité, c'est un livre où de puissants noms communs - à l'importance magnifiée par l'usage de la majuscule - décrivent le Système. Les Originels, les Etrangers, les Magiciens, le Dé... Cet ensemble décrit en réalité un écoumène dont les îles ne forment pas un véritable archipel. Il y avait Le désert des Tartares de Buzatti, et Le Rivage des Syrtes de Gracq : on retrouve dans L'Île Réalité quelque chose de ces univers étrangers au premier abord mais en fin de compte familiers, car derrière les noms inattendus se cache une réalité interprétable. Ce Système, ce n'est pas un véritable archipel mais bel et bien l'Europe, ou peut-être le Nord économique, l'un ou l'autre unifiés sous l'étendard d'une langue et d'un gouvernement technocratique en partie fédéral. Il y a les Originels, qui ne sont autres que les natifs du Système, et il y a les Etrangers qui lui sont extérieurs, quasi déshumanisés dans leurs représentations et en tout cas menaçants. Derrière le vernis paisible se trouve donc le métal du totalitarisme : la langue unique est une novlangue, la dichotomie entre Originels et Etrangers relève de la xénophobie pour ne pas dire du racisme, et le Dé - impalpable mais tout puissant - n'est qu'un avatar de Big Brother. Quand le langage vient à être modifié pour orienter les idées, la réalité se fait mensonges, comme le démontrait Orwell dans 1984.

Dystopie fort bien caractérisée, L'Île Réalité s'apparente aussi à un fantastique discret. C'est que les idées prennent chair, dans ce livre, et se changent parfois en personnages avec lesquels le Narrateur peut interagir : la folie sourd quand les idées cessent de correspondre avec cette réalité après laquelle on court. Et comment cela ne pourrait-il pas se produire au sein d'un Système qui efface les noms propres et les noms communs dans son entreprise de réécriture de l'Histoire ? Face au Dé, les gens n'ont pourtant pas dit le dernier mot de l'humanité : le Narrateur va devoir subir une longue rééducation à l'Académie du Rêve, là où l'on apprend à oublier comment rêver - un peu comme le Ministère de la Paix de 1984 machinait la guerre perpétuelle ; à l'extérieur, l'île d'Empiria secoue le joug et reprend son nom venu du passé le plus lointain, faisant pont entre le Système et les Etrangers à celui-ci. On est tenté de voir ici une critique en creux de notre propre Europe, si riche et si stable, et pourtant si médiocre ces dernières années face aux tragédies à l'intérieur comme à l'extérieur de ses frontières. La tentation du repli, solution déjà périmée avant même d'être appliquée, sera l'une des dernières expressions de la médiocrité du Système de L'Île Réalité : s'agit-il d'une leçon pour l'avenir ? Tel est peut-être le message délivré par l'auteur dans cet étrange roman, qui se lit sans difficulté mais dont le contenu semble parfois presque expérimental tant sa construction est inhabituelle...

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