L'Evangile selon Eymerich

Il y a une quinzaine d'années, je découvrais la série Nicolas Eymerich Inquisiteur : un cycle de SF mâtinée d'horreur - et non l'inverse, eh oui - signé par un auteur italien. La construction en était souvent stéréotypée : à l'enquête inquisitoriale du redoutable Eymerich répondaient, dans le monde contemporain, des fragments de fiction historique pas toujours tout à fait fictive... ainsi que, dans un monde futur en miettes, les conséquences lointaines des faits et gestes du théologien fanatique. Et puis, après avoir lu le très intéressant Cherudek, j'ai perdu le fil. Retard dans la traduction ou moindre exposition de l'oeuvre en librairie ? A l'époque, je n'avais pas encore eu l'idée de me renseigner sur Internet et j'ai fini par me lasser d'attendre. Jusqu'à ce que, ces derniers jours, je me rende compte qu'un Eymerich avait paru il y a peu de temps : l'occasion de retrouvailles attendues même si retardées !
Résumé :
Nicolas Eymerich, Inquisiteur du royaume d'Aragon, séjourne à Barcelone : un religieux hérétique, Ramon de Tarrega, vient de se suicider dans la cellule du monastère où il était reclus. Arrivé sur place, Eymerich a le déplaisir de découvrir le cadavre du pendu remplacé par une aberration porcine qui elle-même disparaît bientôt ! La chose mériterait enquête , mais le roi Pierre IV préfère l'envoyer en Sicile, une terre rebelle à toute forme d'ordre politique, où l'Aragon désire voir émerger un consensus pouvant mettre fin à la longue guerre civile... Alors que dans le ciel de l'île méditerranéenne apparaissent d'inquiétants disques lumineux et que des géants ressemblant aux Lestrygons de la mythologie grecque y harcèlent les barons, il se pourrait bien qu'une redoutable hérésie soit à l'oeuvre en plein coeur de l'ancien lac romain. Eymerich n'est pourtant pas dupe. Alors que le temps et l'espace eux-mêmes semblent perturbés, il soupçonne un piège bien plus personnel et plus sournois : et si, pour une fois, il était le seul à être visé par les machinations surnaturelles d'un ennemi sans forme ni visage ?
Eymerich, après quinze ans de silence, reste égal à lui-même. L'Inquisiteur est encore et toujours antipathique, misanthrope, obsédé par les puces, les araignées, les parasites et autres bestioles répugnantes qu'il considère comme d'inacceptables souillures de son chemin vers la pureté. Commençant son chemin à Barcelone - ville portuaire et donc à la saleté organique - puis traversant la mer à bord d'une galère, et arrivant enfin en Sicile au beau milieu d'une guerre civile, on le trouve confronté à plus de crasse et d'odeurs de transpiration qu'il ne le trouve supportable. C'est un vrai bonheur de le voir lutter contre ses penchants pour tenir son rang de personnage social dans un univers où chacun ou presque le répugne. Et pourtant, l'Inquisiteur vieillissant fait mieux que bonne figure. Son attitude pour le moins déroutante finit par emporter l'adhésion de ses compagnons de route. Sa capacité à résoudre les problèmes confirme son talent de politique. Personnage complexe et dangereux, Eymerich acquiert ici son plein rang d'anti-héros.

Face à lui, diverses aberrations qu'il tient pour démoniaques alors qu'elles ne sont que scientifiques. Si la grille d'interprétation de l'Inquisiteur, dans un premier temps, semble assez binaire, il finit par se décider à prendre en compte les spécificités culturelles de la Sicile dans son office : afin d'extirper l'hérésie, Eymerich va devoir accepter le fait que l'île où il a été envoyé possède une histoire millénaire, plus ancienne même que sa propre religion, dont les mythes restent vivants ; et qu'à son époque même sa position de carrefour entre l'Aragon et l'Italie, entre la Chrétienté d'une part et l'Islam d'autre part, en fait une terre propice aux réinterprétations... et à l'alchimie. Dans un futur lointain où la Terre est martyrisée par les expérimentations psychiatriques de véritables savants fous, les résultats sinistres de l'évolution d'Eymerich se feront sentir bientôt, car chez Valerio Evangelisti, le présent, le futur et le passé se répondent...

Cette conception si intéressante du temps - au fond pas si éloignée de la notion de physio-temps développée par Isaac Asimov dans La Fin de l'Eternité - semble pourtant bien peu mise en avant par l'auteur dans ce roman qui pourrait bien être le dernier de la série. Car ici, l'intrigue sicilienne occupe non pas la place de témoin passé d'un phénomène éternel - comme c'était le cas dans les morceaux précédents de la série - mais bel et bien celui de témoin du présent : on découvre ici quelques passages nous donnant à voir un Nicolas Eymerich enfant, déjà obsédé par les arthropodes, jouant à la poupée, tenant des discours d'adulte et capable de véritables déchaînements de violence. Destinés sans doute à éclairer sur l'émergence d'une personnalité hors-normes - et constituant au passage l'une de mes deux raisons de penser que ce roman pourrait conclure la série - ces passages ne convainquent pas. Il n'y a en fait rien, dans l'enfance d'Eymerich, à même d'expliquer l'apparition de son singulier talent d'Inquisiteur. L'ensemble en ressort du coup presque bancal, et c'est bien dommage : il y avait tant à faire avec un Eymerich plus vieux, toujours victorieux et pourtant toujours plus craint et haï par ses contemporains...

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