Le Troisième Frère

Au fil des ans, Pierre Bordage s'est affirmé comme l'un des grands créateurs d'univers français. Depuis Les Guerriers du Silence, une trilogie âgée d'une quinzaine d'années, il s'est frotté à plusieurs genres de SF différents, depuis la novélisation de jeu vidéo (Atlantis) à un futur distopique (Wang) en passant par la fantasy historique (L'Enjomineur, pas lu). Dans tous les cas, on y retrouve une véritable "griffe" Bordage. Les concepts décrits "vont de soi" et on s'y trouve aussitôt immergé, pris dans le fil de la narration sans plus se poser de question. C'est du rêve à l'état pur. Dans le même temps, Bordage est un auteur exigeant vis-à-vis de ses personnages, n'hésitant pas à les meurtrir ou à les mettre en face d'impossibilités, souvent sentimentales, qui parfois viennent à bout d'eux.

Pierre Bordage, en ce moment, est lancé dans un gand space-opera qui promet d'être une pentalogie : La Fraternité du Panca. Dans ce futur éloigné, il existe un mythe selon lequel la Fraternité serait une société secrète de Frères et de Soeurs qui, munis du cakra (une arme mystérieuse tuant par combustion inextinguible de l'énergie vitale) et d'un amnâ (implant mémoriel absorbant la personnalité du Frère ou de la Soeur à son extraction), veillent dans l'ombre sur la pérennité de l'espèce humaine. Lorsqu'un péril menace, la Fraternité forme alors une chaîne pancatvique, c'est-à-dire que cinq Frères ou Soeurs doivent traverser l'espace pour se rencontrer deux par deux. Le Cinquième Frère doit remettre son amnâ au Quatrième, le Quatrième au Troisième et ainsi de suite. Ainsi, muni des cinq amnâs de la chaîne, le Premier Frère pourra venir à bout de la menace. La Fraternité repose sur cinq piliers : le secret, la confiance, l'obéissance aveugle aux ordres de la Fraternité, la proscription des attachements et l'obligation de former un autre Frère ou une autre Soeur. Enfin, elle est capable de communiquer en temps réel des consignes parfois cryptiques aux Frères ou aux Soeurs, lesquels doivent, selon le pilier d'obéissance aveugle, s'y plier coûte que coûte.

A partir de ces prérequis, le talent de Pierre Bordage conçoit un space-opera fabuleux et gigantesque. Frère Kalkin est, après Frère Ewen puis Soeur Ynolde, le troisième tome de la série sur cinq (si les intentions de l'auteur sont bien cinq tomes, un par Frère ou Soeur). Autant dire qu'il s'agit du volume central, ne serait-ce qu'en termes chronologiques. Et de toute évidence, la centralité du volume s'affirme aussi dans le contexte narratif. Cette fois-ci, l'histoire est bien moins centrée sur les péripéties du Frère éponyme qu'elle ne l'était dans les deux précédents tomes. En fait, Frère Kalkin n'apparaît en tant que protagoniste que dans un nombre réduit de chapitres. A la place, on suit l'évolution de plusieurs personnages secondaires qui finissent, par la force des choses, par devenir des personnages fondamentaux. Trois figures féminines émergent en particulier peu à peu et se démarquent du lot, si bien que l'on comprend que l'une d'entre elles deviendra la prochaine Soeur dans la chaîne pancatvique. Mais laquelle ? Le doute plane jusqu'aux toutes dernières pages.

Dans le même temps, les ennemis de la Fraternité n'ont pas désarmé. Les Prêtres de Sât, moins présents dans ce tome que dans les deux précédents, restent néanmoins à l'affût de Frère Kalkin. L'école des assassins du Thanaüm, plus que jamais, est sur le point de défaire la chaîne en formation. Et surtout, la menace qui justifie l'élaboration de la chaîne pancatvique, avec son cortège de souffrances pour les Frères et les Soeurs engagés, semble se préciser. Un sentiment d'urgence pèse sur chaque personnage et l'on peut dire que le temps s'accélère, au sens propre du terme puisque les maillons de la chaîne, pour se rencontrer, devront de toute évidence utiliser les toutes dernières technologies du voyage spatial... même si elles sont encore réputées peu sûres. Dans cet univers chaotique, lourd d'un passé mal compris par la majorité, les circonstances feront que, parfois, la Fraternité trouvera dans son oeuvre des alliés inattendus.

Il est clair que Pierre Bordage, à travers ce troisième tome, donne toute sa maturité à son Cycle. Frère Kalkin a une saveur toute particulière, celle du livre qui explique juste ce qu'il faut, incite à se poser de nombreuses questions mais ne répond qu'à celles qu'il faut pour laisser des interrogations fondamentales à l'avenir. Car oui, les mystères qui rôdent autour de la Fraternité sont loin d'être résolus, même si l'on découvre peu à peu des indices fragmentaires qui permettent de formuler certaines hypothèses. On attend donc beaucoup de la suite, en espérant y retrouver cet univers où les problèmes mineurs des personnages principaux, toujours fauchés dans un monde de commerçants, viennent perturber le grand schéma, celui de la résolution du problème majeur sur lequel, pour notre plus grande impatience, nous ne savons encore presque rien. Le fait que Pierre Bordage parvienne à générer un tel désir de compréhension montre que La Fraternité du Panca possède, comme Hypérion, tout le potentiel d'un grand space-opera.

Commentaires

Space opera a dit…
Ta critique donne vraiment très envie ! Mais à 21€...
Anudar a dit…
@JM : le prix des livres, en effet, ça reste un problème...