Ça tome 2

Il y a quelques jours je parlais ici même du premier tome de Ça, le grand roman d'horreur signé par Stephen King autour duquel j'avais tourné en hésitant à maintes reprises depuis pas loin de vingt-cinq ans... Comme je le faisais remarquer cette semaine à des amis, le découpage de l'oeuvre traduite en français a de toute évidence été remanié à l'occasion d'un changement d'éditeur. Finie l'édition en trois tomes : il n'y en a plus désormais que deux, et l'oeuvre a gagné au passage de nouvelles couvertures dont j'ai envie de dire qu'elles présentent un avantage par rapport aux précédentes : un adolescent pourrait les sortir en famille sans craindre de faire vomir sa mère. Et ça, c'est un avantage quand on en vient à la littérature d'horreur.
Résumé : 
Ils étaient sept à former le Club des Ratés, sept qui avaient prêté le serment de revenir à Derry si un jour, par malheur, Ça devait y revenir aussi. A l'époque, ils avaient à peine douze ans et la vie devant eux : le retour à Derry une fois devenus adultes, riches et célèbres promet d'être difficile - surtout lorsqu'à travers la confusion de leurs souvenirs émergent les images atroces des peurs de l'enfance. Stan, l'un des Ratés, ne le supportera pas, et préférera le suicide à la perspective d'honorer son serment et de revenir pour une dernière confrontation avec Ça. Les autres, malgré leurs peurs, malgré leurs vies, se retrouvent enfin pour la première fois depuis vingt-sept ans, à l'appel de Mike - le seul d'entre eux à n'avoir jamais quitté la ville de leur enfance, où il est devenu bibliothécaire. Leurs retrouvailles, malgré l'horreur du suicide de Stan, seront l'occasion de consolider les souvenirs qui commencent à revenir - et de commencer à mesurer l'énormité de la tâche qu'il faut entreprendre. Ce qu'ils ont fait presque sans y penser dans le passé, sont-ils encore capables de le faire ? Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Ça ne les a pas oubliés. Dans Derry, mais aussi derrière eux, la volonté maléfique du clown Grippe-Sou est à l'oeuvre, et le présent promet de répondre en horreur au passé. Pourront-ils mettre fin à Ça ? Est-ce encore possible maintenant qu'ils ne sont plus au complet... alors que Ça ose même s'inviter en personne à leurs retrouvailles ?
Le premier volume de Ça proposait une longue exposition des personnages et des raisons pour lesquelles ils désirent mettre fin au monstre qui hante leur ville d'enfance. Les routes convergeaient vers Derry et vers ces retrouvailles si longtemps retardées par les maléfices et par le destin : la scène est désormais dressée, les acteurs sont en place, et dans cette sinistre tragédie Ça promet d'agir en tant que coryphée. La construction de Stephen King fait à nouveau la part belle aux aller-retours entre le présent (1985) et le passé (1958). En 1958, les Ratés sont des gosses épouvantés par les dangers de Derry, qu'ils sont les seuls à identifier pour ce qu'ils sont : ils disposent toutefois d'un pouvoir immense face à une créature qui, d'une certaine façon, n'est rien d'autre que la peur faite matière. Car lorsque Ça endosse une forme plutôt qu'une autre, Ça doit en adopter aussi les éventuelles faiblesses... Stephen King renouvelle ici avec un certain talent - ainsi qu'un certain humour - le riche répertoire des contes du Moyen-Âge où, souvent, les enfants et les adolescents parvenaient à se montrer plus malins que le Malin lui-même. En 1985, les Ratés n'en sont plus - mais devenus adultes, les voici maintenant plus fragiles face à la peur et aux aberrations de Ça : lorsque les souvenirs de la précédente victoire s'estompent, les ingrédients d'une victoire future s'échappent eux aussi et rien ne dit que le clown, cette fois-ci, ne va pas l'emporter.

L'intention de Stephen King n'est toutefois pas de se contenter de montrer en parallèle la bataille renouvelée du passé au présent : elle est aussi de construire une véritable cosmogonie où Derry n'est qu'un point, celui de la rencontre entre Ça et ses véritables antagonistes. L'univers est plus vaste que les Ratés ne pourraient le soupçonner, encore moins en 1958 qu'en 1985 : Ça est une entité extraterrestre ancienne et hostile, qui a peut-être fait à un moment ou à un autre un pas en avant vers une forme d'existence post-physique mais qui - pour une raison ou pour une autre - n'a pas encore achevé sa maturation. Même si sa partie non-matérielle - que King désigne par la belle expression de "lumières-mortes" - est inaccessible à l'être humain et représente en réalité un danger intrinsèque, il reste à Ça un corps physique - lequel peut être blessé voire même détruit. C'est en ce sens que les Ratés, malgré leur statut insignifiant dans l'écologie de l'univers esquissée par Stephen King, ont un rôle important à jouer : leur but est à leur portée, même si le temps presse, et même s'ils pourront se tromper une fois en croyant avoir gagné en 1958. Victoire à la Pyrrhus, puisque Ça dispose alors du temps nécessaire pour se soigner puis guérir : dans ce système cohérent que l'auteur construit, le prédateur est déterminé à éliminer les proies impudentes qui lui ont fait si mal - et qui, de ce fait, lui ont enseigné un sentiment nouveau, celui de la peur. La citation au Légendarium de Tolkien est assez transparente : il est bien tentant de voir en Ça un avatar lointain d'Arachne ou plutôt d'Ungoliant, l'araignée issue du chaos qui se nourrit de toute lumière et de toute matière. Pour Ça, toutefois, il n'y aura pas de troisième chance : devenus adultes, ayant conscience de ce qu'ils ont perdu et du coût qu'ils ont dû endosser, les Ratés ne s'arrêteront pas avant d'avoir fini le travail.

Mais que signifie au fond "finir le travail" lorsque l'on se coltine à un ennemi aussi puissant que Ça ? J'avais dit dans ma chronique précédente que Derry, petite ville insignifiante au beau milieu de la Nouvelle Angleterre, portait toutes les tares de la violente histoire des Etats-Unis d'Amérique. Au fur et à mesure que le passé se dévoile en justifiant le présent, il s'avère que si Derry est ce qu'elle est, c'est aussi parce que Ça l'a conçue comme un élevage pour son bétail humain : n'est-il pas dans l'intérêt de l'éleveur de faire en sorte que ses bêtes ne cherchent pas à s'échapper, ignorant jusqu'à l'existence du couteau avant le moment de la mise à mort ? King dévoile cependant à terme sa véritable façon de penser : Derry n'est pas juste un lieu de vie pour Ça, et ce n'est pas non plus un simple élevage : Derry et Ça ne font qu'un, comme le démontre la catastrophe qui ravage la ville quand les Ratés parviennent enfin à en éliminer l'horreur qui s'y niche. Est-ce une façon pour King de nous laisser entendre qu'il n'a que peu d'espoir pour son propre pays et qu'en éliminer les défauts reviendrait à le détruire ? Pleine d'espoir serait alors au contraire l'autre conclusion de Ça, celle de 1958 où les Ratés - perdus dans les égouts de Derry après y avoir vaincu Ça une première fois - finissent par trouver leur chemin à la faveur de l'union inconditionnelle car physique, celle des corps. Etrange et dérangeant passage - les protagonistes sont impubères - destiné à ramener les Ratés à la réalité physique après leur voyage au bout du cauchemar. Peut-être s'agit-il là de la véritable intention de Stephen King, à savoir montrer que l'horreur y compris cosmique peut prendre fin en contrepartie d'efforts d'humanité ? Il n'en reste pas moins qu'à l'instar d'un tableau de Pierre Soulages, Ça reste éblouissant dans sa noirceur : bravo !

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