Les enfermés

Il y a quelques mois j'interviewais sur ce blog John Scalzi, auteur entre autres de The Interdependency Series... et en marge de cette interview aux Utopiales 2018 je m'offrais et lui faisais dédicader Les Enfermés que Lorhkan m'avait recommandé avec éloges. Après quelques mois en PàL, il était temps de régler son compte à ce livre : c'est chose faite.
Résumé : 
Dans un futur proche, l'humanité fait face au syndrome d'Haden : outre quelques centaines de millions de morts, il occasionne chez certains survivants l'apparition d'anomalies neuronales qui peuvent, dans le pire des cas, entraîner une incapacité totale à la commande volontaire du mouvement. Les "enfermés" - ainsi qu'on les nomme - sont donc piégés dans leur propre corps... mais peuvent, grâce à un ordinateur greffé à l'intérieur de leur crâne, agir en société par l'intermédiaire d'un véhicule anthropomorphe, le "cispé". Il leur est aussi possible de partager le corps d'autres survivants du syndrome d'Haden : les "intégrateurs" peuvent les accueillir pour un temps et ainsi leur rendre un moment l'expérience humaine du monde. Chris Shane est l'un de ces enfermés ou Haden : figure de sa communauté qui en a fait l'un de ses porte-étendards, son entrée au FBI ne sera pas de tout repos - car au moment où est votée une loi qui promet de bouleverser le financement des accessoires indispensables à la vie sociale des Hadens, certains intérêts très puissants pourraient bien chercher à faire leur beurre sur le dos des enfermés...
Le handicap - qu'il soit physique ou mental - est un sujet dont l'actualité ne se dément jamais. La personne handicapée continue à disposer de ses droits et à être soumise à des devoirs, lesquels droits et devoirs sont bien sûr à mettre en relation avec son handicap ; l'espèce humaine étant sociale, on peut considérer que les relations humaines sont un droit inaliénable : toute société digne de ce nom doit donc permettre aux personnes handicapées d'entretenir les relations qu'elles désirent selon les modalités qui leur conviennent au mieux. Mais que faire lorsque le handicap vient frapper le cœur de la sociabilité humaine - c'est-à-dire, lorsque le handicap vient enfermer le sujet conscient à l'intérieur même de sa propre chair ? Lorsque le handicap interdit aux relations humaines d'être réciproques et que, piégé dans son propre cerveau, le patient ne peut plus rien qu'entendre et percevoir de façon passive son entourage ? Voici la question posée par l'argument que constitue le syndrome de Haden - et comme on est chez Scalzi, la réponse est sans surprise originale et toute en nouvelles implications. Deux façons élégantes permettent aux Hadens d'échapper à l'enfermement, comme évoqué plus haut : toutes deux questionnent d'une façon ou d'une autre la thématique post-humaine. Les Hadens, lorsqu'ils agissent à travers un cispé, sont en mesure de contempler leur propre corps et en réalité d'éprouver en même temps deux sensibilités contradictoires - celle de leur corps artificiel et celle de leur corps organique : sont-ils encore tout à fait humains ? Par ailleurs, lorsqu'ils réalisent une intégration et qu'ils se mettent à partager la sensibilité d'un autre, sont-ils tout à fait incapables d'une fusion plus profonde - qu'elle soit involontaire ou au contraire recherchée à des fins inavouables - entre leur état émotionnel et celui de leur hôte ? Comme souvent chez Scalzi, résoudre un problème revient à en créer de nouveaux qui se révèlent tout à fait inattendus.

Les problèmes inattendus, c'est le lot de Chris Shane et de sa co-équipière du FBI. Un Haden et une ex-intégratrice - dont les troubles psychologiques peuvent, ou pas, être liés à sa courte expérience de l'intégration - chargés d'une difficile enquête impliquant les nouvelles technologies conçues afin de faciliter la vie des enfermés : dans les lignes de codes qui rendent possibles à la fois l'intégration et le transfert vers un cispé, se nichent des possibilités imprévues dont certaines ont des implications horrifiantes. Les meilleurs romans policiers sont souvent ceux qui racontent une histoire de meurtre impossible : Scalzi propose ici quelque chose de différent, à savoir une histoire de meurtre a priori sans signification. Pour interpréter puis comprendre ce qu'il s'est passé, les enquêteurs devront bien sûr établir des liens entre des faits en apparence indépendants... mais aussi et surtout mettre au jour les conditions technologiques où l'invraisemblable peut se réaliser. Quand la technologie devient trop complexe pour être intelligible à ceux qui n'en sont pas des experts, ce sont ces derniers qui deviennent les véritables maîtres du jeu ; or, l'individu est quoi qu'il arrive humain c'est-à-dire faillible - c'est-à-dire, toujours à même de céder à son propre hybris et à sa volonté de puissance... et la personne handicapée, comme on le rappelait plus haut, est toujours humaine. Alors que les nouvelles données biologiques puis la technologie redistribuent les cartes, il est évident que l'être humain n'a toujours pas mûri et que certains sont toujours prêts au pire pour asseoir leur influence. La loi et la justice elle-même sont ambivalentes : certaines lois protectrices sont détricotées - bien sûr, au nom du progrès voire de l'égalité ! - alors que justice doit toujours être faite - quitte à en recourir à des astuces voire au bluff. A ce jeu, Chris Shane excelle : après tout, sa célébrité en fait une personnalité reconnue aussi bien dans sa communauté qu'à l'extérieur alors que son identité reste floue - l'auteur lui-même, aux dires de l'éditeur, ne connaissant pas le sexe de son personnage !

Suivi par un texte plus court (Libération - une histoire orale du syndrome d'Haden) ce roman se lit avec bonheur et intérêt : c'est du Scalzi à son meilleur, c'est à dire celui dont l'humour et le questionnement sont les plus pertinents !

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