Bonheur™

Dans le cadre de l'édition 2019 du Prix des Blogueurs, il me fallait rattraper deux des titres de la shortlist. Voici ma chronique pour Bonheur™ de Jean Baret, que Gromovar et Lorhkan recommandent avec chaleur...
Résumé : 
Toshiba est flic. Il est marié à une femme robot qui fait son ménage, sa cuisine, lui propose à intervalles réguliers du "sexe oral" et qu'il bat toutes les fois qu'il en a envie. Chaque jour, il se rend au boulot et enquête sur de possibles crimes à la consommation : quels citoyens malhonnêtes n'ont pas dépensé leur quota ? Lesquels ont fait des économies illicites ? Lesquels ont mis en place de complexes montages financiers leur permettant d'échapper aux injonctions à consommer ? Dans ce monde où chacun peut devenir ce qu'il veut et faire ce qu'il veut - à condition d'entretenir la machine économique en consommant chaque jour - Toshiba découvre qu'il est malheureux. Lui suffira-t-il de consommer de façon différente pour exercer à nouveau son droit inaliénable au bonheur ?
Dans ma chronique du Bifrost numéro 91, voici ce que je disais de la nouvelle Trademark signée par Jean Baret :
Toshiba est chasseur d'idées : avec son collègue Walmart, il s'apprête à participer à l'arrestation d'une bande de malfaiteurs de la pire espèce... à savoir ceux qui rejettent la société de consommation productive ! J'ai déjà dit que j'aime pas les dystopies ? Eh bien, en voilà une que l'on aurait pu - modulo réactualisation - lire il y a vingt ans, ou quarante, ou soixante. Rideau.
Il conviendra de préciser que Bonheur™ reprend le même univers et les mêmes personnages que Trademark. Le pire était donc à craindre, même si le pire n'est jamais certain.

Depuis bien longtemps, l'une des fonctions de la SF est celle de la dénonciation. Les dystopies sont là pour mettre en lumière les défauts de nos sociétés, en montrant que leur exacerbation peut donner lieu à des résultats monstrueux. Chaque époque ayant ses propres défauts - qui reprennent ou aggravent parfois ceux des époques précédentes - il peut sembler bien légitime de dénoncer chaque époque selon ses propres termes. Ici, le propos consumériste n'est - au contraire des lourdes apparences - pas celui que dénonce Jean Baret... ou en tout cas, il ne l'est pas de façon directe. Chaque citoyen-consommateur de Bonheur™ est soumis à une injonction légale à consommer - mais ce qui le fait consommer, au fond, c'est son désir d'être heureux et d'appartenir à un clan. Dans l'univers de Trademark, il est permis d'être ce que l'on veut et la science permet de s'accomplir si bien que chacun peut devenir créateur de lui-même avec force déguisements, jeux de rôles, chimie voire chirurgie. La (sur)consommation apparaît en filigrane - puisque pour devenir ce que l'on veut être, il faut consommer - mais l'élément déclencheur est ce désir schizophrène de singularisation par adoption d'un standard défini par d'autres ou par le folklore. C'est ainsi que consommation est l'intersection entre individualisme et conformisme : pour être soi-même et trouver sa tribu, il faut et il suffit de consommer. Ce que Bonheur™ désigne à son lectorat, c'est en réalité une société communautariste voire insulaire où les seuls dénominateurs communs sont la consommation et le droit de dire aux autres "mais qu'est-ce que ça peut VOUS faire si MOI je veux vivre AINSI ?" C'est oublier qu'en pratique il n'y a plus de vraies tribus insulaires et qu'aucune même ne prend le chemin de l'involution : ceux qui disent un peu trop fort que leurs habitudes, leurs tenues et leurs mœurs ne regardent personne d'autre qu'eux-mêmes s'attirent en général incompréhension, souvent raillerie et ironie... quand ce n'est pas hostilité caractérisée ou violence.

La construction de la société insulaire de Bonheur™ en ressort donc outrée jusqu'à l'invraisemblable et dissimule bien mal un propos si plat et si répétitif qu'il pourrait tenir sur le verso d'une carte de visite. Toshiba est un minable dans une société minable et sa vie se résume (presque) à métro, boulot, dodo, conso. A la différence de ses congénères, ce spécimen parfait de sa propre époque a une certaine conscience du caractère lamentable de son environnement, de sa vie et en fait même de son être. Abruti de "sexe oral" et robotique, de consommation, d'une télé obscène où le visionnage des pubs est obligatoire, d'un surplus de courrier électronique et même d'antidépresseurs, il ne lui est pas possible de tirer les conclusions qui s'imposent - ce qui le rend par conséquent tout à fait inefficace aussi bien au travail que dans la progression de l'intrigue et ce qui nécessitera son remplacement à terme dans toutes ses fonctions ! Si la dénonciation est l'une des fonctions de la SF, elle ne saurait être la seule et elle n'est pas la plus haute : on le voit bien, dénoncer ne suffit pas - puisque les dystopies des cinquante dernières années ne cessent de le faire tous azimuts sans aucun succès. Inutile, ce genre ne l'est pourtant pas a priori - à condition toutefois d'aller fouiller les deux autres de ses termes sans lesquels dénonciation est stérile : évasion et proposition doivent l'accompagner, ce que la plupart des auteurs de dystopies négligent hélas. Ici, Jean Baret dénonce sans efficacité - puisque son prêche ne convaincra que ceux qui scrutent les moindres formes d'expression communautaire pour mieux y trouver les premiers jalons d'une société insulaire ; l'univers de son Bonheur™ n'offre aucune perspective d'évasion - puisque toute perversion peut donner lieu de toute façon à monétisation et donc à consommation ; et surtout, surtout, son livre ne propose en fait presque rien au-delà d'un très vague schéma subversif inspiré des idées de Dany-Robert Dufour (qui a d'ailleurs offert à ce texte sa postface). Le caractère bancal de Bonheur™, déjà sensible dans son schéma et son propos, est confirmé par conséquent dans sa nature irréparable par son argumentation incomplète.

Au terme de cette lecture, l'intelligence vacharde me manque pour inventer une conclusion aussi percutante que celle de Xavier Mauméjan pour sa chronique du Flashback de Dan Simmons : trouver comment associer les mots Houellebecq-likelow cost et mauvais - indispensables pour qualifier ainsi qu'il faudrait ce roman sur la solitude et la misère sexuelle du mâle dans une société insulaire - nécessiterait un talent que je n'ai pas. Je pourrais me contenter de dire à quel point il est navrant que notre époque ait produit pareil livre. Je prendrai à la place le temps de rappeler que Voltaire s'ingéniait dans ses contes philosophiques à dénoncer par l'ironie et le rire les défauts d'une société plus médiocre encore que la nôtre - il eut après tout le privilège de vivre sous Louis XV, lequel fut détesté au point qu'il a fallu l'enterrer en catimini - et qu'il n'hésitait pas à le faire par d'audacieuses transpositions géographiques (L'Ingénu), temporelles (Zadig) ou même extraterrestres (Micromégas). Jean Baret avait de toute évidence le projet de produire un conte voltairien réactualisé, ce qui était a priori une idée louable : ce qui est navrant, c'est d'avoir à se dire une fois la dernière page tournée que malgré ses plus de deux cent cinquante ans, Candide a tout de même une autre gueule que Bonheur™.

Commentaires

Lune a dit…
Mouhaha que c'est beau. Plus le temps passe et plus je pense comme toi.
Anudar a dit…
Au sujet du livre, de ma conception de la SF ou des deux :P ?
Elessar a dit…
Alors, déjà, j'étais pas super convaincu à la base, mais là tu enfonces le clou.
ça me donne l'impression d'un bouquin qui "délire" sur les communautarisme comme notre société le fait dès qu'une personne sortant de la norme cherche à revendiquer son droit à la différence.
Et puis tu m'as achevé à "misère sexuelle" (ce mythe détestable).
Anudar a dit…
Pas mal de gens ne semblent pas avoir vu cette dimension dans ce livre. Il faut dire que, de mon côté, je m'en suis méfié aussitôt bel et bien pour cette raison...
TmbM a dit…
J'ai personnellement beaucoup aimé ce livre (ainsi que celui qui suit, VieTM), j'ai trouvé son propos intelligent et j'ai été particulièrement séduit par sa forme ainsi que par son procédé narratif. Il est vrai que je ne me suis pas amusé à comparer son auteur à Voltaire…
Anudar a dit…
Ah, mais si l'auteur n'avait pas fait le choix de se placer dans le registre "intello-philo" en adjoignant à son oeuvre une postface écrite par un ami philosophe, je n'aurais pas jugé utile de signaler qu'en termes de contes philosophiques d'autres ont su écrire plus intelligent et depuis belle lurette...

Pour le reste, les goûts et les couleurs. Et clairement, ce livre n'était pas taillé pour me convenir.