Un souvenir nommé empire

Voici une lecture qui a été retardée pendant un peu trop longtemps... à savoir celle du premier volume de Teixcalaan, prix Hugo 2020, qui m'a été offert par son éditeur.
Résumé : 
Lsel : une station aux confins de l'espace humain, coincée entre une menace alien encore incompréhensible et l'empire teixcalaanli dont l'intérêt conquérant se fait de plus en plus manifeste. Alors, quand Teixcalaan réclame un nouvel ambassadeur à Lsel, c'est Mahit Dzmare qu'on équipe de l'implant cérébral hébergeant la lignée-imago des diplomates : grâce à cette augmentation, elle est censée disposer des souvenirs et des réflexes de son prédécesseur Yskandr... à ceci près que celui-ci n'a pas mis à jour sa copie depuis quinze ans. Équipée d'une version obsolète d'Yskandr, la voici bientôt arrivée à la capitale teixcalaanlie, où elle se trouve alors privée de sa précieuse imago - celle-ci n'ayant pas supporté la confrontation avec le cadavre du précédent ambassadeur - et donc seule face aux intrigues impériales. Il se trouve que l'Empereur Six Direction, dont le règne a porté une paix de quatre-vingts ans, est aussi âgé que malade : sa succession n'a rien de clair, surtout quand un ambitieux général ambitionne une usurpation et le retour des conquêtes - un projet dont l'indépendance de Lsel pourrait bien faire les frais. Ne pouvant compter que sur ses propres connaissances incomplètes, Mahit saura-t-elle sauver la station Lsel ? Devra-t-elle pour cela sauver Teixcalaan d'elle-même ?
A Teixcalaan, la poésie, l'influence politique et l'art de la guerre semblent être trois déclinaisons voisines du même concept : le langage teixcalaanli est allusif et rempli d'images, l'expression directe des idées - voire des émotions ! - étant réputée barbare. La culture de cet empire d'envergure galactique s'exporte ailleurs dans l'espace humain (les poésies et les épopées teixalaanlies étant des objets littéraires appréciés partout) et de ce fait, il semble bien que Teixcalaan soit appelée à faire tache d'huile, sa langue et sa culture ne faisant jamais que précéder ses vaisseaux de guerre ; il est d'ailleurs possible, pour les non-citoyens, de passer des examens d'aptitude afin d'obtenir un permis de résidence. En face, Lsel est un véritable micro-Etat de l'espace : il ne contrôle qu'un territoire infime qui contraint l'évolution de sa propre culture, que ses jeunes peuvent trouver à certains aspects arriérée par rapport à celle de son puissant voisin, et cherche à garantir sa propre indépendance en usant de technologies originales ou même interdites à Teixcalaan. En tant qu'ambassadrice, Mahit est partagée entre son admiration pour la culture impériale et le désir d'épargner une guerre sans espoir de victoire à sa propre nation : voici quel est l'argument d'Un souvenir nommé empire, un roman qui raconte en quelque sorte l'histoire d'une souris obligée d'aller chercher sa pitance entre les pattes d'un chat endormi mais affamé...

Comment accomplir cet exploit ? S'il suffit pour la souris de guetter le moment où son prédateur sera plongé dans un sommeil assez profond pour ne pas réagir à son odeur, la tâche de Mahit sera bien plus complexe, et elle sera de surcroît perturbée par les dernières actions de son prédécesseur. Est-il possible de négocier avec un adversaire dont la puissance est bien trop grande ? On le peut, à condition de lui offrir à moindre coût ce qu'il aurait sinon à conquérir par la force - mais cette solution n'est pas applicable à Teixcalaan dont une bonne partie de la mystique repose bel et bien sur les conquêtes militaires ; ou bien on peut tenter de jouer sur ses divisions internes : un jeu risqué pour qui voit les lignes de fracture sans maîtriser pour autant la tectonique sous-jacente. Privée des souvenirs les plus récents d'Yskandr, Mahit se trouve dans la situation de jouer sur un échiquier dont elle ne connaît pas toutes les pièces et dont leur position même est incertaine en début de partie, le risque étant de jouer les mauvaises et de renforcer ainsi celles qu'il ne faut pas. Véritable gageure dans un contexte de troubles civils où les relations d'influence, par définition, seront mouvantes et où certains pourraient s'entendre contre d'autres appelés à devenir les dindons de la farce. A Teixcalaan, la guerre comme la politique sont en quelque sorte de la poésie et Mahit va donc apprendre - en cela aidée par sa chargée de liaison teixcalaanlie, Trois Posidonie, dont la position et le rôle ne cessent d'être ré-évalués au fil du texte - à jouer son rôle de diplomate... par la poésie.

Si les idées d'Un souvenir nommé empire sont originales, et si certains personnages possèdent une aura peu commune - Six Direction en impose bien qu'il ne soit qu'un Empereur de fiction - ce roman ne parvient pas à satisfaire tout à fait. Le développement lui-même semble un peu long par rapport à la puissance de ses arguments : les péripéties liées à la dysfonction de l'implant-imago de Mahit sont crédibles, mais leur résolution ne l'est pas ; la mise en place des troubles civils est au contraire presque survolée ; le compromis instauré à la fin est peu lisible et l'on ne sait dire s'il s'agit d'une dyarchie ou d'une régence. La complexité inextricable de la politique impériale conduit en fait à se poser une question : Teixcalaan est-elle byzantine ? Oui, au sens où sa culture s'impose et survit même quand ses institutions changent, y compris par la violence ; non, au sens où les empereurs byzantins ont su pendant près de mille ans maintenir un édifice de plus en plus fragile alors que ce qui menace Teixcalaan c'est au fond sa puissance trop grande. Voici le paradoxe qui fait l'intérêt de ce roman : ne pas le traiter de façon plus décisive contribue à le rendre moins attrayant - même si, on s'en doute un peu, sa résolution constituera l'objet des suites qui sont d'ores et déjà prévues.

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