Protectorats - Ray Nayler

Voici un recueil de nouvelles assez particulier : comme d'autres l'expliqueront mieux que moi, il est spécifique à la langue française car inédit dans la langue de son auteur.

Protectorats est un ensemble de récits choisis par Ellen Herzfeld et Dominique Martel. Certains sont uchroniques, d'autres ne le sont pas de façon si claire ; il y est question à certains moments d'une époque (peut-être) contemporaine, à d'autres d'un passé proche ou encore d'un futur lointain ; les désordres de ce monde peuvent être politiques ou climatiques, ou sinon liés à de nouvelles formes de conscience voire d'intelligence... En filigrane, une constante : l'être humain qui sans cesse va s'interroger sur la nature de sa présence dans la réalité... mais aussi sa place dans l'Univers.

Dans Protectorats, les Etats-Unis ont acquis une position plus puissante que jamais au tournant de la Seconde Guerre Mondiale. Un Protectorat, c'est dans ce contexte un allié nominal des Etats-Unis - soit donc en réalité un vassal à qui on jette parfois un os à ronger, en échange de sa bonne volonté dans la gestion des éventuels problèmes à la périphérie de la Pax Americana. L'un de ces Protectorats n'est autre que la Turquie, dont la grande et ancienne ville d'Istanbul servira de décor à plusieurs des nouvelles du recueil : on devine, à certaines allusions disséminées dans le corpus, qu'ailleurs la situation ne saurait beaucoup différer de ce modèle. Quand les conflits militaires deviennent impossibles - puisque l'omni-puissance américaine garantit un échec implacable pour qui oserait la défier - on en revient à d'autres formes de confrontation : le simple coup fourré, le complot intérieur... qui peuvent parfois s'imbriquer dans des stratégies plus complexes et plus audacieuses qu'il y paraît. Plus tard, alors que la conflictualité internationale semble éteinte pour de bon, les dangers se feront de plus en plus intérieurs à l'âme humaine elle-même - jusqu'à ce qu'elle se révèle dans toute sa fragilité, coincée entre les murs endommagés d'un vaisseau interstellaire... ou menacée par un tsunami dans un EHPAD au personnel mécanisé.

Il serait inutile de résumer ici les quatorze textes qui figurent au sommaire de Protectorats : chacun possède sa singularité, qui vient éclairer de façon spécifique les intentions d'un auteur que je n'avais jusqu'alors pas lu. On découvrira en les explorant une pensée riche, qui s'exprime de façon à chaque fois originale, et qui s'empare pour mettre ses idées en avant de la plupart des possibilités que la SF sait offrir : de l'uchronie donc, à tendance extraterrestre ; du space-opera et même du planet-opera ; de la fiction neuroscientifique (je n'ose parler ici de cyberpunk) ; de la robotique... L'assemblage possède en première approximation une allure hétéroclite, qui pourra dérouter voire rebuter certains lecteurs s'ils veulent y voir de l'anarchie : comme évoqué plus haut, il s'agit en réalité d'un tout cohérent puisque ce qui est en question c'est le propre de l'être humain - et par extension, celui des systèmes sociaux, politiques ou automatisés qu'il construit pour améliorer son existence.

Un androïde peut-il être comptabilisé parmi les êtres humains ? Et une conscience morte qu'une machine extraterrestre permet de ranimer le temps de piocher dans ses souvenirs des informations par ailleurs inédites ? Et la domotique d'un immeuble intelligent ? Ne faut-il pas, au fond, finir par considérer que l'être humain... est avant tout ce qui produit de l'humanité, dans son acceptation la plus large ? La SF est ambitieuse lorsqu'elle parvient à introduire la question post-humaine : bien qu'uchronique, Protectorats parle de post-humanisme et le fait en des termes qui ressemblent sans doute à ceux qui s'imposeront tôt ou tard à ses lecteurs. Dans ces conditions, la diversité de ses approches - et ses changements incessants de genres littéraires - en renforce l'efficacité, tout comme le dynamisme variable de ses textes qui peuvent être tour à tour contemplatifs ou plus toniques. La dernière page refermée, il devient clair que la leçon de Ray Nayler tient à la fois de la promesse et de l'avertissement pour le futur - même si le nôtre promet d'être bien différent de celui de Protectorats...

Ne manquez pas les avis de : Gromovar, CédricFeydRautha...

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