Thin Air


De Richard Morgan, je connais surtout son Carbone modifié qui a donné lieu à une adaptation sérielle pas dépourvue d'intérêt. Thin Air, sorti en France il y a quelques mois, ne s'inscrit pas dans ce même univers même si - comme on va le voir - on peut s'y sentir en terrain assez familier.
Résumé : 
Mars. Après demain. Le projet de terraformation a échoué... mais des régions de Mars, isolées de l'atmosphère inhospitalière, sont devenues habitables à condition que l'on tolère la mise à jour génétique périodique transmise par la piqûre des mouches-codes. Hakan Veil est né sur Terre, où on l'a modifié in utero pour mieux supporter l'hibernation puis formé au métier ingrat de nettoyeur ; après quelques années à jouer l'exécutant de la compagnie qui lui a offert un avenir douteux, le voici échoué sur Mars où il doit accepter petits boulots, magouilles voire véritables contrats d'élimination pour payer le loyer de sa nacelle d'hibernation et espérer, peut-être, un jour rentrer chez lui. La Terre se manifeste pourtant plus tôt qu'il ne l'aurait cru ou attendu : le débarquement d'une équipe d'auditeurs laisse à penser que la bride pourrait bientôt se resserrer sur le cou des autorités martiennes. Aussi, quand la policière Nikki Chakana qui vient de le coffrer pour une sombre histoire d'assassinat lui offre la liberté en échange d'une mission de protection d'une huile terrienne, Veil flaire le coup foireux. Qui est au juste l'auditrice Madison Madekwe ? Pourquoi s'intéresse-t-elle tant à la disparition d'un insignifiant gagnant à la loterie spatiale ? Veil ne sait pas encore dans quel engrenage il a mis le doit mais une chose est certaine : ça va chauffer...
Morgan, la chose est connue, aime les histoires de futurs cruels. Dans Thin Air comme dans la trilogie de Carbone modifié, les autorités - politiques, économiques... et criminelles - sont par essence corrompues, portées aux magouilles et aux arrangements extra-judiciaires (quand ils ne sont pas extra-légaux) et en tout cas unies par leur relation organique à l'argent. Le pouvoir s'achète et le pouvoir permet d'acheter : ceux qui acceptent ces règles peuvent espérer vivre une vie à peu près normale, dans le cadre du pouvoir qu'ils peuvent acheter ou des fonds auxquels leur pouvoir leur permet d'accéder ; les autres peuvent envisager une vie marginale de contestataires - ceux que tout le monde pourchasse et déteste - ou de mercenaires. C'est à cette dernière catégorie qu'appartient Veil, comme c'était le cas pour Takeshi Kovacs au passage : il possède ses propres traumatismes, venus en même temps que sa compréhension des règles du jeu, et a fait le choix de n'y jouer pas plus que nécessaire - afin de mener dans l'intervalle un peu d'une vie plus conforme à ses aspirations. Par ses aptitudes inhabituelles - qui se traduisent entre autres par le besoin physiologique régulier d'entrer en hibernation - Veil se révèle plus vulnérable qu'on pourrait le croire : il y a plus en lui de Cat qu'il n'y en avait chez Kovacs, la machinerie qu'il porte en lui en fait un post-humain et donc un freak pour reprendre la terminologie adoptée par Joan D. Vinge dans sa trilogie ouverte par Psion... Personnage marginal, piégé dans un complot dont les tenants et aboutissants sont on ne peut plus nébuleux pour les individus qui en découvrent parfois par hasard certains aspects, Veil parvient pourtant à montrer que l'humanité n'a pas tout à fait tiré sa révérence dans ce futur crasseux et noir.

Bien loin de celle qui apparaît dans l'épopée hard-scientifique de Kim Stanley Robinson, la planète Mars de Morgan est poussiéreuse, en perpétuelle construction, sale et rétive à la transformation. L'espèce humaine y amène le pire du pire de la Terre - des petits trafics au crime organisé, en passant par les rivalités géopolitiques et l'esprit start-up - et sans surprise, le terreau pourtant par ailleurs si peu fertile de Mars permet alors une fructification, celle de la quintessence du pire. Cahin-caha, prospère (?) depuis la colonisation une culture originale, dangereuse, sillonnée de haines et vieilles méfiances, quadrillée par des superstitions plus vieilles que l'âge de l'espace et agitée par des idées d'inspiration peut-être marxiste. Sur cette planète Mars pas très accueillante, le bouillon de culture cherche à engendrer de nouvelles solutions : le caractère illusoire du voyage vers la Terre, pour le petit peuple, montre bien que le retour n'aura jamais lieu et qu'il faut désormais composer avec une humanité martienne qui sera toujours plus adaptée à son habitat si peu hospitalier. La Terre, puissance coloniale si lointaine et si proche à la fois, voit bien entendu d'un mauvais œil les velléités d'indépendance des îlots humains ailleurs dans le Système Solaire. Alors, de temps en temps, elle pratique une purge histoire d'éliminer ceux qui voudraient prendre le large : la faux a frappé certaines colonies du système solaire externe et Veil, en tant que nettoyeur, se doute que tôt ou tard elle pourrait aussi s'abattre sur Mars. L'enjeu pour lui et pour ses alliés sera donc de comprendre comment éviter que le coup mortel ne soit porté tout de suite - histoire, peut-être, de laisser un peu de temps à Mars pour trouver des atouts supplémentaires.

Chez Morgan, l'individu est presque impuissant face au système, et le système est lui-même presque impuissant face aux contraintes écologiques. La fable méchante qu'il nous raconte dans Thin Air illustre à merveille cette idée, morale comprise : Veil pourra tirer son épingle du jeu, mais sans jamais être tout à fait certain d'assurer sa propre position - et en tout cas, jamais sans perte... Bravo !

Ne manquez pas les avis de Gromovar et de Lorhkan !

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