Blake et Mortimer tome 27 : Le cri du Moloch

Il y a sept ans, je parlais ici de L'Onde Septimus : un Blake et Mortimer que j'avais perçu comme atypique voire même un peu raté, à la réflexion. Certains de ses auteurs lui ont donné une suite parue ces jours-ci, avec ce Cri du Moloch à la couverture énigmatique dont le premier plan est occupé d'un Olrik en costume de Guinea Pig...
Résumé : 
Londres semble pouvoir enfin respirer : la Reine elle-même reçoit le capitaine Blake pour le féliciter de sa gestion de l'affaire "Orpheus". Il semble en effet que l'horreur qui s'était nichée dans les sous-sols de la capitale britannique ait été supprimée pour de bon : Olrik n'a-t-il pas sacrifié sa raison au cours de l'opération décisive ? Le professeur Mortimer, qui ne peut se résoudre à voir son vieil ennemi réduit à l'état de coquille vide, veut s'en remettre à l'ésotérisme en tant que traitement de la dernière chance... Il n'aura toutefois pas l'opportunité de découvrir l'ampleur d'un éventuel succès : le professeur Scaramian, redoutable adversaire de Blake dans la gestion des conséquences de la crise "Orpheus", vient lui faire une proposition aussi alléchante que dérangeante. Un autre engin extraterrestre existait sous Londres et l'équipe de Scaramian a récupéré son occupant, bel et bien vivant même si en hibernation profonde... Pour communiquer avec lui et connaître enfin la raison de sa présence sur Terre, il faudra en recourir au télécéphaloscope de Septimus - mais ce duel de pensées qui s'annonce, Mortimer et Scaramian sont-ils tout à fait prêts à le livrer ?
Au sein de l'oeuvre de Jacobs, Le Mystère de la Grande Pyramide et La Marque jaune forment un cycle étonnant car marqué au coin du réalisme fantastique alors que des albums antérieurs ou postérieurs relevaient plus volontiers de la SF bien caractérisée. L'Onde Septimus qui prenait la suite de La Marque jaune cherchait à rester dans cette veine : ainsi pouvait-on voir dans les aberrations issues de l'Orpheus quelque citation bizarre du Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borges. On rappellera que chez le maître du fantastique sud-américain le fantastique ne se greffe pas au réel mais qu'il s'y infiltre, et que dans Tlön... ce qui est en question c'est en quelque sorte la contamination du réel par une pensée différente : les protagonistes commencent par découvrir l'insertion - dans un volume d'encyclopédie - d'un article au sujet d'une région inconnue de la Terre... avant d'en identifier de nouvelles traces dont certaines même concrètes et palpables !

Nul ne peut dire si l'intention des auteurs de L'Onde Septimus était dès le départ de donner une suite (une conclusion ?) à cette histoire... mais le fait est que la citation borgésienne s'amplifie dans Le cri du Moloch. La créature qui se terrait à bord du second Orpheus est peut-être une machine ou peut-être pas, mais ce qui est certain c'est qu'elle constitue l'avant-garde d'une force d'invasion et que celle-ci attend que le terrain soit préparé pour débarquer. Les murs de Londres se mettent alors à se couvrir de hiéroglyphes extraterrestres dont la forme est porteuse de réalité autant que de sens : un langage écrit au pouvoir de formule, et qui prédit la fin des temps humains. Comme dans La Marque jaune, il semble que jamais Blake et Mortimer n'ont été aussi près de l'oblitération et la Terre avec eux, en fait comme si les inquiétants mots de Borges à la fin de Tlön... devenaient eux-mêmes porteurs de réalité : "alors, le monde sera Tlön"... On sait déjà que l'horreur n'est jamais très loin, dans un Blake et Mortimer : voici qu'elle se fait plus visible et plus graphique, non pas tant à cause de la forme (à mon avis dévoilée trop tôt) de l'antagoniste extraterrestre que par ses métamorphoses et par ses capacités inouïes...

Un Blake et Mortimer questionne aussi volontiers la place de l'être humain dans le concert universel. C'est ici, au fond, que cet album se fait plus faible au point d'en laisser tout compte fait une impression mitigée. Le Moloch, réveillé par des chercheurs bien imprudents, doit accomplir une mission et semble soudain presque insaisissable. Ce n'est pas la première fois (du moins dans les albums de la série depuis la disparition de Jacobs) que, pris dans une situation de danger inextricable, Mortimer obtient de l'aide auprès d'Olrik... mais comment venir à bout de la force que représente le Moloch, dont le langage fait sens et réalité ? Le choix scénaristique, bouclant la boucle avec Le Mystère de la Grande Pyramide, est de montrer que l'espèce humaine peut elle aussi agir sur la réalité par l'intermédiaire de son langage. A la science folle dont Septimus et son télécéphaloscope étaient les représentants, répond à nouveau le pouvoir de la foi venue du fond des âges... Tout comme dans Le dernier pharaon signé Schuiten, c'est la narration qui vient donc décevoir : on échappe à la sensation de n'importe quoi que l'on pouvait éprouver après la lecture de L'Onde Septimus, mais on n'en est pas très loin non plus, et cette impression est renforcée par l'enquête policière au forceps conduite par Blake sur les traces d'Olrik.

Oscillant donc entre réussi et manqué, cet album passable présente à mes yeux une qualité : en refermant pour de bon le fil d'intrigue "Orpheus", il devrait aussi faire sortir la série de l'arc Septimus - dont il est clair que seul Jacobs pouvait tirer quelque chose de tout à fait intéressant...

Commentaires

Alias a dit…
Je ne sais même pas si Jacobs aurait pu en tirer quelque chose. Ce qui me dérange le plus dans ce cycle, c'est que les auteurs ont "patché" sur la Marque Jaune la trame de l'Orpheus. Laquelle n'apparaît nulle part dans l'histoire originale, même pas en creux.

Pour moi, ce tome conclut de façon moyenne un arc qui n'aurait jamais dû exister.
Anudar a dit…
Ah, clairement cette histoire d'invasion extraterrestre est traitée sous un angle très peu jacobsien. Je pense que l'auteur originel aurait pu faire quelque chose d'intéressant avec cette histoire, Orpheus y compris, mais que ses successeurs n'en étaient pas capables. D'où à mon avis l'inutile album "L'Onde Septimus" et les sept années de silence qui le séparent de celui-ci : à se demander si les auteurs n'ont pas eu besoin de tout ce temps pour trouver comment se tirer de là d'une façon pas trop médiocre.

Je te rejoins en tout cas, cet arc ne fait au fond que se justifier lui-même... et il appuie hélas l'impression désagréable que j'ai de plus en plus qui veut que les "Blake et Mortimer" se font de moins en moins bons.