Les Chiens et la Charrue

J'avais manqué la sortie du tome 3 du Cycle de Syffe, il y a un an : j'avais été enchanté par le premier volume, un peu moins convaincu par le second... Ma vie ayant repris depuis quelques temps un tour plus régulier, le moment était je crois venu de donner à nouveau sa chance à Patrick K. Dewdney !
Résumé : 
Syffe erre, encore et toujours chassé par les hommes qui ne voient en lui qu'un mendiant. Une contrebandière le prend sous son aile et le ramène, étape après étape sur le fleuve, au pays des Brunides où il a passé son enfance. Elle scelle ainsi son destin : capturé par les troupes fluviales de Bourre, Syffe doit rappeler une vieille dette au primat de cette ville... et pour une raison ou une autre, Aidan Corjoug choisit de l'honorer. La situation à Bourre est en effet aussi tendue que dans la plupart des cités brunides et le primat envisage d'utiliser les talents inhabituels de Syffe à son profit. Désormais connu comme Syffe Sans-Terre, le voici amené à diriger une coterie constituée en partie de coupe-jarrets. Alors que les troubles et même la guerre persistent, quel sera le rôle de Syffe ? Parviendra-t-il à contrôler son propre destin ?
Enfant de poussière puis esclave, Syffe n'a pas connu beaucoup d'autres choses que le malheur. Le premier des quatre temps de ce livre sert toute entier à lui rappeler ce qu'il a perdu, et montre au lecteur le chemin qu'il a parcouru : un passage à Corne-Brune - la ville de son enfance - est l'occasion d'un constat clinique, celui de l'impossibilité du retour en arrière. La leçon de ce troisième volume est donc bien vite évidente : le destin n'avance que dans une direction, vers l'avant, et ce qui est perdu ne peut être recouvré - ou alors de façon trompeuse. Les trois autres temps de ce récit ne font que confirmer cette vision peut-être pessimiste : Syffe acquiert une stabilité ainsi qu'une forme d'aisance matérielle ; il accomplit une première mission lui rappelant que son existence dépend de sa capacité à obéir aux ordres ; il en accomplit une deuxième plus périlleuse où il finit par perdre beaucoup. Sa position, bien que toujours peu enviable, s'avère toutefois moins déplorable que celle qui était la sienne dans les deux précédents volumes. L'enfant de poussière n'avait guère de prise sur son destin, les adultes censés veiller sur lui - et parfois attachés à lui - disparaissant dans la tourmente les uns après les autres ; l'esclave n'était au fond qu'une ressource à usage limité dans le temps : cette fois-ci, un maître semble croire en lui, et Syffe comprend que satisfaire son commanditaire lui permettra de disposer de la paix qui lui a toujours fait défaut pour donner du sens à son existence... Dans ce monde cruel, mieux vaut être mercenaire qu'esclave ou enfant : les trois premiers membres de la "coterie" constituée par Syffe sous les ordres d'Aidan Corjoug en attestent bien, eux qui bénéficieront par association d'une opportunité de changer leur destin plutôt que de mourir en prison ou sur la potence. Jusqu'ici, le personnage principal de cette série était condamné à obéir : aux adultes, puis aux esclavagistes et enfin aux chefs mercenaires. Syffe doit à présent toujours obéir, mais cette latitude à organiser sa vie qu'il acquiert en servant Bourre le met donc dans une position nouvelle.

Si le primat de Bourre semble considérer Syffe comme un ami, celui-ci ne s'y trompe pas : les grands de ce monde pensent avant tout au "jeu des trônes" et pour eux l'amitié comme parfois la famille doivent s'effacer devant la raison d'Etat. En exposant Syffe à ces réalités pour lui distantes, l'auteur trouve à expliciter un peu plus le contexte historique et culturel de l'univers où ses personnages évoluent. Sont ainsi évoquées des civilisations disparues - dont certaines, peut-être, ne sont pas humaines... - ainsi que leur influence persistante sur celles qui leur ont succédé. Ce monde est complexe et repose sur des concepts originaux, qu'il est bien difficile encore de rattacher à coup sûr à des traditions littéraires typiques de la fantasy : la Pradekke, cette philosophie rationaliste à laquelle Syffe est si attaché, postule que les dieux n'existent pas et que la réalité se limite à sa composante sensible ; pourtant, Syffe a connaissance de créatures et même d'expériences venant perturber cette approche. Comment concilier la Pradekke avec les anomalies offertes par le monde ? A cette question, Syffe ne répond pour le moment pas : d'abord parce qu'il ne le désire pas - l'absence de l'irrationnel a quelque chose de sécurisant, et il a bien besoin de sécurité au fond - mais aussi car pour le moment, les outils intellectuels nécessaires à cette synthèse lui font défaut. C'est avec intelligence que l'auteur montre à quel point son personnage est conscient de ses propres lacunes, en introduisant tout d'abord une de lettrée dans l'entourage du primat Corjoug... puis en l'amenant de ce fait à s'intéresser au monde par l'intermédiaire de la lecture... et enfin en le confrontant à nouveau à des anomalies dans le réel. Il ne fait aucun doute ici que de futures itérations du cycle seront l'occasion pour Syffe de réaliser que la Pradekke n'exclut a priori pas l'existence d'une réalité différente - puisqu'il suffit de la renommer "réalité non sensible" afin de l'y intégrer. Pour le lecteur, qui bénéficie du point de vue du personnage augmenté par les épigraphes qui ouvrent les subdivisions physiques du livre, il est clair que les enjeux de pouvoir entre les grands de ce monde masquent ainsi d'autres périls et que les guerres humaines sont en partie au moins l'expression de forces d'une autre nature. Après tout, les troubles qui affligent notre propre époque ne sont-ils pas liés à ceux de notre environnement ?

Par moments passionnant, parfois un peu bavard - surtout lorsque Syffe recommence à errer seul, ce qui fait redite, ou bien lorsqu'il organise le domaine qui lui a été confié - ce livre constitue dans l'ensemble une bonne continuation pour un cycle intéressant, pour lequel il est difficile de dire à ce stade (malgré un coup de théâtre final inattendu mais peu original) quelle pourrait en être la conclusion. Il est certain par conséquent que je m'intéresserai à ses suites !

Commentaires