The Institute

Découverte sur le tard - ce que je ne cesse de regretter - l'oeuvre du grand maître de l'horreur qu'est Stephen King a un talent rare : celui de me traîner de page en page, happé que je suis par la logique, la cruauté mais aussi l'humanité implacables des histoires qu'elle charrie... The Institute est le dernier roman de King en date, et comme son fameux Ça il promet de confronter l'enfance à l'horreur la plus sombre : il me fallait lire ce livre, après une légère déception il y a quelques temps avec L'Outsider.
Résumé : 
Bien qu'il n'ait que douze ans, Lucas "Luke" Ellis est si brillant que son école va le présenter de façon précoce aux examens d'entrée des universités les plus prestigieuses du pays. Ses parents, qui ne savent pas encore comment ils vont pouvoir faire grandir un adolescent à l'intelligence d'exception, essaient de ne pas remarquer les bizarreries qui se produisent lorsque Luke éprouve une émotion intense : portes qui claquent, couverts qui tombent de la table... C'est qu'ils savent que Luke - au-delà de ses talents inhabituels - cherche à grandir comme n'importe quel garçon de son âge. Mais pour les responsables de l'Institut, le don de télékinésie de Luke représente sa seule qualité : enlevé en pleine nuit, le garçon se réveille dans une pièce qui ressemble à sa chambre mais qui n'a pas de fenêtres. A l'Institut, il va faire la connaissance d'autres enfants eux aussi enlevés pour leurs dons. A l'Institut, il va devenir un véritable cobaye pour des chercheurs sans scrupules - et la propriété d'une administration sadique. A l'Institut, on va lui dire que s'il se montre obéissant et qu'il sert son pays comme son destin le réclame, il aura le privilège de rentrer chez lui dans quelques mois... Mais Luke est trop intelligent pour ne pas envisager d'autres possibilités : comment croire les promesses d'adultes qui le considèrent comme une simple ressource, alors que ses amis lui sont à intervalles réguliers enlevés pour être emmenés à la "Moitié Arrière" dont nul n'est jamais revenu ? Existe-t-il un moyen de s'échapper de l'Institut ? Pour cela, il faudrait que Luke trouve des alliés : y en a-t-il, à l'Institut ou ailleurs dans le pays ?
Dans ma chronique de L'Outsider, je disais que King aime les monstres. Les monstres solitaires et uniques en leur genre de Ça, des Enfants du Maïs et de L'Outsider s'opposent ici à une véritable multitude de monstres bel et bien humains, car les bourreaux de l'Institut - s'ils sont monstrueux de cynisme et de sadisme - sont malgré tout des êtres humains : ils ont une vie de famille, payent leurs impôts, craignent pour leurs vies, servent leur pays et surtout, surtout, obéissent aux ordres - lesquels fournissent un cadre rassurant pour la mission très inhabituelle qui leur a été confiée. L'Institut exploite des dons inhabituels - télépathie et télékinésie - à des fins que l'auteur ne dévoile qu'à la fin de son texte... mais ces dons viennent encapsulés dans des réceptacles encombrants, à savoir des enfants et des adolescents dont les corps et les expériences de vie n'ont aucune valeur aux yeux de leurs maîtres. Le destin des victimes de l'Institut fait penser à celui des victimes de l'entreprise d'extermination nazie, puisque celles-ci n'y avaient aucune valeur intrinsèque une fois dépouillées de leurs biens et de leur force de travail, et ce n'est pas un hasard au vu des références nombreuses que Luke - dont on appréciera la culture historique - fait aux médecins dévoyés d'Auschwitz. Que font les monstres humains, une fois les preuves de leur monstruosité amenées de force sous leur nez ? Je ne faisais qu'obéir aux ordres, disaient les bourreaux des camps d'extermination devant les piles de cadavres ; j'étais ici sous la contrainte, prétend l'un de ceux de The Institute. Le parallèle est voulu par King, jusque dans la scène primitive de l'Institut : la tentation de considérer certains groupes humains comme une simple ressource à exploiter sans limites avant élimination et remplacement - pour leur force de travail, pour leurs organes vivants ou même pour leur matière organique une fois morts - n'est jamais tout à fait disparue de certaines consciences, et elle accouche toujours de l'horreur.

L'horreur, au sein de l'Institut, est renforcée par les règles immémoriales qui régissent la vie de ses prisonniers. A l'Institut, il faut obéir sans discuter. Si on est sage, on reçoit des jetons avec lesquels on peut s'offrir à toute heure des "douceurs" plus ou moins valorisantes - les friandises étant somme toute les plus anodines de la liste. Si on ne l'est pas, on risque de subir des châtiments physiques parfois beaucoup plus déplaisants qu'une simple gifle. Le coucou parasite le nid des autres oiseaux en y pondant son œuf : ainsi les maîtres de l'Institut agissent-ils en parasitant l'éducation reçue par les enfants, à qui l'on a en général inculqué le respect des règles, et ici se niche une dimension supplémentaire à l'horreur que vivent les victimes puisqu'elles se découvrent en situation de captivité physique et mentale. Certains acceptent les règles bon gré mal gré - trompés par la fragile promesse d'une sortie de l'Institut lorsque le temps de service aura pris fin... ou impressionnés par la violence ambiante et par les humiliations incessantes. D'autres cherchent au contraire la voie de l'insoumission et en subissent les conséquences. Est-il possible de s'évader de l'Institut et de faire s'effondrer la criminelle entreprise qui requiert son existence ? Résoudre ce problème nécessite une dose improbable d'ambition et d'intelligence - de celles que Luke amène à l'intérieur des murs suintants de douleur de l'Institut. C'est qu'à force d'oublier que les enfants prisonniers ne sont pas que des dons mais aussi et surtout des êtres humains déterminés à vivre leur vie comme ils l'entendent, les responsables de l'Institut se sont faits paresseux et velléitaires - et surtout incapables d'imaginer que même un enfant, parfois, pourra oser endurer la douleur voire consentir au sacrifice ultime pour une cause d'ordre supérieur.

Le talent de Stephen King, le plus souvent, consiste à montrer comment l'horreur se niche dans les détails plutôt que dans le mouvement d'ensemble du tableau. Ici, ce talent trouve à s'exprimer d'une façon étonnante. La narration est audacieuse et même risquée : elle ouvre par exemple l'histoire par un chapitre sans aucun rapport avec l'intrigue telle qu'elle est annoncée par la quatrième de couverture, introduisant des personnages ensuite absents pendant la majeure partie du texte... Pourtant, quelques indices montrent que la corruption qui a donné lieu à l'Institut possède un lien avec la méfiance traditionnelle que certains habitants des Etats-Unis entretiennent pour leur gouvernement et ses agences. L'horreur de l'Institut a beau s'être nichée dans le Maine, elle étend ses tentacules invisibles dans tout le pays et même au-delà, d'une certaine façon - et certains se montrent mieux capables que les autres de percevoir son influence négative. Comme dans Ça, quelque chose ne va pas dans les Etats-Unis que Stephen King raconte encore et encore : aux terreurs urbaines des années 80 succèdent ici celles d'un pays clivé par l'élection de 2016 - laquelle semble se faire l'expression visible d'un pourrissement beaucoup plus ancien. Au fond, les règles de l'Institut révèlent en creux le véritable questionnement de ce livre : faut-il toujours obéir et accepter ? Si non, à quel moment faut-il choisir de se révolter ? En cas de révolte, y a-t-il des méthodes à proscrire ? L'option maximaliste sélectionnée par Luke et ses amis impressionne par son ambition, et convainc par son efficacité : c'est un régal pour le lecteur d'assister à la déconfiture des sadiques geôliers de l'Institut... mais c'est aussi, en réalité, une leçon pour l'avenir. Quand le monde adulte cesse de tenir ses promesses et se met à sacrifier les plus fragiles qui soient, c'est qu'il est temps de renverser la table et de le faire de telle façon qu'elle ne puisse plus jamais être à nouveau dressée.

The Institute est donc un excellent King : avec ses monstres atypiques - médiocres spécimens d'humanité plutôt qu'entités paranormales - et son raisonnement très profond sur l'obéissance et le devoir de révolte, ce livre sonde mieux que jamais les aberrations de notre époque. Bravo !

Commentaires

Lu dimanche dernier. Je partage tout à fait ton ressenti.
Anudar a dit…
Bienvenue ici, et merci de confirmer ma vision de ce roman que j'ai trouvé beaucoup plus puissant que le précédent !