The City we became

De N.K. Jemisin, j'ai déjà parlé ici de l'excellente saga des Livres de la Terre fracturée qui a remporté un triple Prix Hugo (éditions 2016, 2017 et 2018). Elle nous revient ces jours-ci avec The City we became, ouverture d'une nouvelle trilogie de fantasy urbaine mâtinée comme on va le voir d'horreur.
Résumé : 
São Paulo est venue au chevet de New York : une seconde ville s'apprête à naître dans l'hémisphère occidental et il convient de veiller sur elle en ce moment de vulnérabilité. Toutefois, rien ne se passe comme prévu : l'avatar primaire de New York disparaît aussitôt après l'éveil de sa ville... et à la place, pas moins de cinq avatars secondaires - un par arrondissement - prennent conscience de leur rôle. Manhattan, Brooklyn, le Bronx, Queens et Staten Island ignorent encore l'étendue de leurs pouvoirs et de leurs responsabilités - mais ils ne sont pas longs à prendre conscience que quelque chose les recherche. Qui est la Femme en Blanc aux manifestations de laquelle ils sont bientôt confrontés ? Pourront-ils prendre contact les uns avec les autres à temps ? Et surtout... parviendront-ils à s'entendre pour protéger l'avatar primaire avant que l'Ennemi des villes ne l'atteigne là où il se cache ?
Si l'ambiance globale de ce roman est très différente de celle qu'esquissait La cinquième Saison, il est toutefois remarquable de noter qu'il s'agit à nouveau d'une histoire questionnant la place de l'être humain dans le concert universel ! L'auteure postule en effet l'existence d'univers multiples, issus de variations des mathématiques et donc de la physique, de la chimie et de la biologie, où la vie semble malgré tout possible et même fréquente ; si dans certains de ces univers alternatifs des intelligences telles que celle de l'être humain peuvent se développer - s'associant en ces noyaux de civilisation moderne que l'on appelle villes - dans d'autres au contraire apparaissent des entités plus vastes, plus rares, et surtout bien plus dangereuses. Ailleurs dans le multivers existent ainsi des êtres anciens et puissants qui - dans la méta-écologie esquissée ici - ne sont autres que des super-prédateurs. La citation lovecraftienne s'impose, une filiation tout à fait assumée par l'auteure à travers plusieurs clins d’œil au "grand ancien" de l'eldritch horror : pour ces entités prédatrices capables d'agir par-delà les dimensions isolant des univers aux lois physiques différentes, l'humanité n'est guère plus qu'une colonie d'algues. Si toutefois l'être humain dans l'imaginaire de Lovecraft est condamné à être toujours perdant au terme de ses confrontations avec le surnaturel, Jemisin propose ici une cosmogonie quelque peu différente qui me semble se rapprocher plutôt de celle du Ça de Stephen King : les villes humaines, une fois nées, se changent à leur tour en acteurs pan-dimensionnels et permettent à l'humanité de trouver une place beaucoup plus solide au sein de cette écologie du méta-univers.

De la même façon que les Ratés de King devenaient capables de vaincre le clown s'ils se montraient unis, les avatars de New York peuvent dans The City we became repousser les assauts des prédateurs personnifiés par la Femme en Blanc - autre clin d’œil à l'oeuvre lovecraftienne ! - à condition de mettre de côté leurs différences et leurs oppositions. Or New York est une ville-monde, construite sur un terreau pluriculturel, riche d'une histoire ayant parfois trébuché ; chacun de ses arrondissements porte sa propre tradition et entretient son particularisme ; l'époque elle-même est à la méfiance et aux manœuvres souterraines, d'autant plus que l'Ennemi s'y entend : pour toutes ces raisons, la ville (où vit l'auteure elle-même) est menacée malgré l'assistance que lui apporteront São Paulo puis Hong Kong. Les assauts ne seront pas tous frontaux : tuer une ville peut s'accomplir par la force brute - par exemple, en détruisant ses infrastructures vitales - mais il est parfois plus efficace de le faire de façon plus insidieuse, en jouant sur les dissensions entre ses différents quartiers... ou même en y important des motifs de discorde. Comment tuer New York sans amener assez de ses habitants à renier ce qui fait l'âme de cette ville ? N.K. Jemisin a son idée sur la question et il est certain que ce roman n'a pas été pensé pour plaire à tout un chacun, car d'après elle ce qui fait l'identité de New York c'est son héritage particulier qui en fait peut-être la plus européenne des villes américaines, mais aussi la plus mondiale des villes sur Terre - ce qui implique une certaine forme de tolérance et de solidarité vis-à-vis de ses voisins, si bien que l'Ennemi lorsqu'il n'endosse pas l'identité de la Femme en Blanc agit sur les ressorts jumeaux que sont les réflexes trolls cultivés à l'alt right et l'esprit de clocher.

De ces deux faiblesses, même New York n'est pas exempte et c'est peut-être pour cela que le destin de la ville est incertain, au moment de l'écriture de ce livre comme au moment de sa publication en pleine épidémie. N.K. Jemisin est une auteure de fantasy et, à ce titre, elle n'oublie pas d'insérer son oeuvre dans une tradition plus ancienne : le destin de New York peut en effet basculer comme l'a fait, semble-t-il, celui de l'Atlantide. Si l'utilisation d'une scène réelle et contemporaine peut contribuer à limiter l'enthousiasme du lecteur conquis par Les Livres de la Terre fracturée, il conviendrait toutefois de ne pas négliger a priori cette nouvelle trilogie signée Jemisin : cette ouverture de cycle est audacieuse et l'on a envie de savoir vers quoi au juste cette histoire va nous conduire...

Ne manquez pas non plus l'avis de Gromovar !

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