Quitter les monts d'Automne

Ce livre d'Emilie Querbalec est son second roman - et le premier qu'il me soit donné de lire, grâce à la sympathie de son éditeur. Même si ma lecture est tardive (elle se fait plus de cinq mois après publication) elle va donc donner lieu à la chronique promise...
Résumé : 
Kaori vit sur Tasai, une planète que les autres mondes du Flux considèrent comme presque arriérée. Sa grand-mère Lasana qui l'élève depuis la disparition de ses parents est une conteuse, et l'une des meilleures de leur monde océanique... mais Kaori n'a pas connu le Ravissement et, dépourvue du Don des conteurs, va devenir danseuse. Le destin qui lui est promis - s'intégrer à une troupe où elle servira de faire-valoir au Don d'un conteur - ne la satisfait pourtant pas : se trouvant à la mort de sa grand-mère en possession d'un artefact aussi tabou qu'interdit par les moines Talanké, elle perçoit qu'il lui faudra bientôt quitter les monts d'Automne pour la capitale Pavané, où un vieil ami de la famille pourra peut-être lui apporter certaines réponses... Quel est le secret qui pèse sur son héritage et sur sa mémoire en partie scellée ? Qui sont ces gens, venus d'autres mondes du Flux, qui se mettent à s'intéresser à elle - quitte à enfreindre des lois pour la mettre à l'abri ?
Souvent, les grands space-operas se caractérisent par une idée audacieuse dont la donnée intrigue le lecteur : comment l'humanité de l'espace dont il est question en est-elle arrivée à ce paradigme étonnant voire dérangeant ? C'est ainsi que le Dune de Frank Herbert postule que dans un passé reculé - pour les personnages : pour le lecteur, il s'agit plutôt d'un avenir éloigné - l'être humain a interdit la production et l'usage des ordinateurs ; c'est ainsi que dans Quitter les monts d'Automne un tabou tout aussi puissant bannit l'écriture elle-même. On le sait, l'invention ou l'acquisition de l'écriture sanctionne le passage de la préhistoire à l'Histoire : l'univers du Flux est donc post-historique. Il n'est pourtant pas dépourvu d'Histoire ou même d'histoires : le bannissement de l'écriture n'interdit pas la transmission orale du savoir et il existe un calendrier universel dont le point de départ est affixé à une énigmatique "Sanktuarisation", et les conteurs de Tasai ne sont sans nul doute pas les seuls à divertir les gens de pièces déclamées dont certaines plongent leurs racines dans un passé (pour le coup !) historique. On devine, à travers l'expérience de vie de Kaori, que d'autres mondes du Flux disposent de civilisations technologiques plus avancées que celle de Tasai mais qu'elles sont malgré tout elles aussi assujetties au même tabou : celui-ci provient de la nature même du Flux, que l'on finit par comprendre comme un réseau informatique intergalactique. Accéder au Flux s'appelle se Lier : l'échange de données n'a rien d'unidirectionnel et il semble que le réseau soit investi d'une certaine forme de conscience - peut-être malveillante, et en tout cas très attentive aux souvenirs de ceux qui se Lient. Dans cet univers post-historique, posséder - comme c'est le cas de Kaori - un objet porteur d'un message écrit est un crime capital puisque cette information est inaccessible au Flux. Cette loi non écrite (!) s'impose à chacun, alors même que l'écriture est réputée bannie depuis plus de dix mille ans, ce qui soulève un problème intéressant : chacun sait qu'il est défendu d'écrire mais il ne subsiste plus de système d'écriture puisque celle-ci n'est plus enseignée - par conséquent, comment est-il possible qu'une information écrite puisse émerger de loin en loin ? C'est sur cette question non formulée que cale la compréhension de Kaori - et c'est d'elle que provient son désir de savoir ce qu'il est écrit sur son legs.

L'intrigue post-historique de Quitter les monts d'Automne, si elle prend le temps d'explorer la civilisation de Tasai, n'oublie pas de basculer au bon moment dans un registre caractéristique du space-opera. Le voyage picaresque de Kaori s'oriente soudain vers les étoiles et les merveilles - ou les cauchemars - qui s'y cachent. A l'éternité où semble être figée la vie et la civilisation de Tasai - qui doivent beaucoup au Japon pré-Meiji - s'oppose l'infinité de l'espace et du temps, là où peuvent exister des intelligences artificielles (parfois autonomes du Flux) et des individus post-humains plus inquiétants même que les moines-cyborgs Talanké. C'est dans ce contexte élargi que le schéma du roman se dévoile peu à peu : le Flux et les machines (dont l'installation se perd dans la nuit des temps) qui en garantissent l'existence montrent des symptômes de sénescence. Le système à longue durée de vie instauré au moment de la "Sanktuarisation" approche donc de sa date de péremption : comme dans Dune, il s'agit de mettre fin à la stase devenue malsaine d'un monde post-historique où au fond rien ne change jamais au fil des siècles puis des millénaires. Les limitations du Flux - dont le lecteur pourra regretter d'être informé de façon si frontale et surtout si tardive - pèsent sur l'ensemble des acteurs, les plus Liés à lui comme le sont les IA et les Sylphes (les gardiens des portails par lesquels s'exprime le Flux) étant les plus susceptibles d'avoir à perdre quelque chose au fur et à mesure de leurs utilisations : c'est ainsi que l'auteure justifie le rôle majeur joué par Kaori dans cette partie du roman, puisqu'elle provient d'un monde peu Lié. Le schéma d'ensemble, s'il n'est pas tout à fait original, est en revanche plutôt solide.

Le Genji monogatari, publié à l'époque de Heian, est l'un des premiers romans de l'Histoire mondiale. Son histoire particulière est évoquée au terme de Quitter les monts d'Automne et la redire ici reviendrait à gâcher l'effet recherché par l'auteure de ce texte : il suffira donc de conclure en disant qu'il n'est sans doute pas anodin que l'une des traductions de son titre ne soit autre que celle de Dit du Genji. En rattachant son oeuvre à une tradition littéraire plus ancienne, Emilie Querbalec montre que son ambition était bel et bien d'écrire un grand space-opera. L'argument, le schéma et le contexte y concourent assez bien pour que l'on puisse dire une fois la dernière page tournée qu'en effet, Quitter les monts d'Automne constitue un pari réussi.

Commentaires

XL a dit…
beau billet, comme toujours argumenté, qui donne envie de découvrir ce roman !
Anudar a dit…
Eh bien, merci pour ton avis comme toujours plaisant à lire ! N'hésite pas à venir me dire ensuite ce que tu en auras pensé...
Anonyme a dit…
Une chronique parfaite.Reste à lire le roman .
Anudar a dit…
Merci pour cette appréciation. Et j'espère que le roman te conviendra !