2312

Kim Stanley Robinson est un nom qui, dans ma mémoire de lecteur, éveille des souvenirs d'une extrême précision. En janvier/février 1998, j'ai à peu près dix-huit ans et j'use mes fonds de jeans sur les chaises d'un Lycée d'une ville de province dont je tairai le nom : comme des générations d'autres étudiants avant moi, j'ai choisi de "faire taupe". Notez que j'ai bien écrit "taupe" et non "agro" : les fins connaisseurs de l'univers sans pitié du système français des classes préparatoires aux grandes écoles me demanderont sans doute pourquoi dans ces conditions je suis devenu prof de SVT dix ans plus tard - ce à quoi je leur dirai qu'il s'agit d'une histoire que je raconterai une autre fois, parce que pour le coup on est hors-sujet... Enfin, pas tout à fait si l'on en revient à ma rencontre avec l'auteur dont il est question ici : c'est l'hiver, les mathématiques sont belles, mais la physique m'ennuie de plus en plus et je me souviens avec une certaine nostalgie de ces "autres" sciences que l'on dit de la vie et de la terre... Un jour, lors d'une heure volée aux révisions, je traîne dans un supermarché culturel - dont je tairai aussi le nom - où j'ai pris mes habitudes, et voici que dans son rayon SF une trilogie de gros livres attire mon attention. Je repars avec le premier tome sous le bras : ce n'est autre que Mars la Rouge, l'ouverture de la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson. En fin de compte je dévore la trilogie en un mois et je découvre par la même occasion l'étiquette hard-science ; la lecture de ces livres, par ailleurs, me permet de donner un certain sens aux relations entre les différents champs de la science, que ce soient ceux que je pratique encore ou ceux dont je garde un souvenir nostalgique : désormais, je comprends que les mathématiques sont le langage de la nature au sens large. Fait surprenant, je n'ai jamais éprouvé depuis le besoin de me pencher de nouveau cette trilogie, pas même celui d'en relire un passage qui m'avait marqué : ma rencontre avec Mars la Rouge a été comme celle que l'on peut avoir avec une comète qui ne passerait qu'une seule fois dans le ciel nocturne - et depuis, les trois livres de Kim Stanley Robinson prennent la poussière sur mon étagère. Trêve de retour en arrière : il y a quelques semaines, l'éditeur de 2312 m'a offert ce livre agrémenté d'un bandeau bleu portant la mention Prix Nebula, et mes souvenirs s'imposent à moi... Il était temps de refaire un voyage vers un futur hard-scientifique !
Résumé : 
Au début du XXIVème siècle, l'espèce humaine a connu la Balkanisation : suite au changement climatique et aux désordres écologiques sur Terre, la colonisation de Mars puis d'autres planètes et lunes du système solaire a entraîné un morcellement de l'humanité en une immense variété de communautés aux liens plus ou moins lâches. Swan, sur Mercure, habite la ville sur rails de Terminateur, qui roule sans cesse pour échapper au flamboyant lever de soleil. Bien que mercurienne, elle a roulé sa bosse dans tout le système solaire : des plaines stériles de sa planète natale jusqu'aux glaces d'Encelade où elle a ingéré un échantillon des microbes indigènes, tout endroit peuplé d'êtres humains lui est prétexte à un projet écologique ou artistique - les deux termes étant interchangeables en cette époque future où les frontières entre science, art et philosophie se sont estompées. Swan porte en elle un qube nommé Pauline, un ordinateur quantique programmé pour être un interlocuteur et même un partenaire de vie : aussi, quand quelques temps après le décès d'Alex - l'une des membres de sa famille - se présentent deux étrangers qui lui recommandent la méfiance à l'égard des qubes, elle pressent que son aïeule avait sans doute perçu l'existence d'un complot à l'échelle du système solaire. Pour Swan et pour le titanien Wahram, l'enquête ne fait que commencer... et elle promet de les conduire aux quatre coins du monde humain - et en particulier sur la Terre jadis défigurée qui, peut-être, est sur le point de se rétablir...
Colonisation à l'échelle du système solaire, terraformation, manipulations génétiques et ingénierie interplanétaire (ou l'inverse) : les thèmes de ce livre sont si proches de ceux de la trilogie martienne que l'on se demande si 2312 n'en serait pas une séquelle. Evacuons cette question tout de suite : si l'on en croit cet article de Tor.com, ce n'est pas du tout le cas. Pour le meilleur ou pour le pire, 2312 est un roman indépendant, et il ne faudra donc pas être surpris de voir Mars presque absente ici, même si la comparaison avec la Trilogie martienne va s'imposer.

Ambition infinie de l'espèce humaine, déterminée à transformer son système solaire afin de le rendre aussi habitable que possible, mais aussi à se transformer elle-même : l'hubris de Kim Stanley Robinson rejoint volontiers celui d'Arthur C. Clarke dans sa détermination à imaginer un avenir pas toujours simple à vivre et où pourtant la science apporte plus de solutions que de problèmes. Dans 2312, peu de choses - la mort physique exceptée - sont irréversibles : on peut faire pousser un membre pour en remplacer un autre, et l'on peut aussi réparer des villes sur rail détruites au point d'avoir dû être évacuées, tout comme on peut envisager de soigner une planète entière. Si Mars est la grande absente (ou presque) de ce livre, la Terre est au contraire visitée à maintes reprises afin d'en donner à voir l'étendue des plaies, qu'elles soient sociales - entre surpopulation et désespoir ambiant - ou écologiques - avec l'effondrement des populations animales, mais aussi la montée du niveau des océans et donc la disparition des côtes anciennes. 2312 - l'année - se trouve à la fois tout proche de nous et en même temps lointaine : en 1712, le règne du Roi-Soleil durerait encore trois ans ; écrit en 2012, 2312 - le livre - ne fait rien d'autre que viser une époque future pas trop lointaine et pourtant différente au point de nous en apparaître presque étrangère. L'espèce humaine a changé, s'engageant plus ou moins par goût du jeu dans une évolution nouvelle, marquée par l'émergence de l'hermaphrodisme ainsi que par l'hybridation du cerveau humain avec des nodules nerveux issus d'autres espèces animales, premiers jalons peut-être vers des formes post-humaines ; participant à ce voyage qui s'apparente à un projet artistique au moins pour certains individus, d'autres êtres se révèlent dont les corps semblent humains - mais dont les consciences ne le sont pas. Peut-on être post-humain sans être issu de la lignée humaine ? Une machine conçue pour imiter le comportement humain peut-elle, si elle est bien programmée, aller jusqu'à donner à douter de l'humanité de vrais êtres humains ? Les lois et l'éthique humaines doivent-elles s'appliquer à de telles constructions ? Voici les questions posées par 2312, qui étaient tout à fait absentes de la Trilogie martienne : de grandes questions qui méritaient bel et bien d'être posées dans le cadre d'un roman de hard-science.

L'ambition et le schéma de Kim Stanley Robinson, dans ce roman, sont transparents et valent en effet bien la peine qu'un auteur s'y soit intéressé au point d'en faire un livre. Toutefois, l'énorme défaut de ce 2312 reste l'extrême lenteur qui le caractérise du début jusqu'à la fin. En plus de six cents pages, voici que l'auteur nous promène d'un bout à l'autre du système solaire histoire de confronter Swan au plus grand nombre d'environnements et de sociétés différents : Swan est sur Mercure, Swan voyage à bord d'un terrarium, Swan fait un séjour sur les mondes galiléens, Swan est sur Terre, de nouveau sur Mercure, et cela ne s'arrête jamais... Bon nombre des séjours qu'elle fait n'apportent en réalité pas grand chose à la progression de l'intrigue : il est clair qu'il s'agit plutôt pour l'auteur de nous faire visiter "son" système solaire, celui qu'il a peuplé à sa convenance, qu'il a soumis à des projets d'ingénierie tous plus dantesques les uns que les autres destinés à rendre habitables des corps célestes qui le sont aussi peu que Vénus ou Titan. Là où le bât blesse, bien sûr, c'est que ce système solaire-là ressemble tant à celui de la Trilogie martienne que l'on se demande pourquoi, au juste, il a fallu que 2312 n'en soit pas une séquelle : cela aurait au moins permis à l'auteur d'économiser du temps fictionnel au bénéfice de son schéma. Au lieu de cela, les voyages sans fin de Swan et de ses amis lassent vite par leur caractère répétitif : le roman s'enlise dans cette narration qui, à trop décrire le cadre du tableau, en oublie la toile elle-même et donc sa propre histoire. En fin de compte, les indices importants pour la résolution de l'énigme en apparaissent du coup comme trop visibles au premier coup d'oeil : quel dommage !

Somme toute, cela vaut-il la peine de s'intéresser à ce 2312 ? L'envergure des questions posées m'inciterait à répondre oui, malgré les difficultés que j'ai eues à entrer dans cette oeuvre et la mauvaise impression générale qu'elle m'a laissée : comme je l'ai dit plus haut, l'empreinte intellectuelle que représente la Trilogie martienne est pour moi si forte qu'il ne m'est pas possible d'en faire abstraction au moment de la lecture d'un roman si proche, et de surcroît écrit par le même auteur. Sans doute que 2312 n'est pas le seul responsable de la déception que j'éprouve une fois sa dernière page tournée : peut-être bien que l'un des responsables n'est autre que le lecteur emballé par Mars la Rouge que je fus il y a vingt ans... qui sait ?

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