Les joueurs du Ᾱ

Il y a quelques années je parlais ici même d'un livre de A. E. van Vogt, Le monde des Ᾱ : j'en gardais le souvenir d'un roman intelligent, difficile à suivre au premier abord mais dont les enjeux semblaient préfigurer ceux de Dune... Plus de trois ans plus tard, le moment était venu de m'intéresser à sa suite !
Résumé : 
Gilbert Gosseyn, l'homme au second cerveau, va devoir à nouveau lutter pour la sauvegarde de la civilisation du Ᾱ : un ennemi retors se fait jour, déterminé à faire s'effondrer les défenses de la Terre et de la Vénus non-aristotéliciennes face au Plus Grand Empire galactique... et voici que l'esprit de Gosseyn est transféré dans le corps du jeune Ashargin, prince de son état et otage d'Enro le Rouge. Ce dernier, dictateur tout puissant, inspire la peur à tout son entourage et a entrepris une guerre victorieuse contre les autres civilisations galactiques. Isolé des siens, privé des ressources de son second cerveau, Gosseyn saura-t-il identifier ses ennemis à temps ?
Au terme du précédent volume, Gosseyn avait acquis un statut de surhomme voire même de messie et je disais qu'il semblait préfigurer la figure herbertienne de Paul Atréides. Cette suite rebat les cartes en le mettant presque aussitôt en difficulté : le prince Ashargin au sein duquel il se trouve perdu est un adolescent dont le cerveau n'est pas entraîné à la rigueur Ᾱ - si bien que Gosseyn va être privé de ses meilleurs atouts. Envolé, le second cerveau qui faisait de lui un surhomme y compris sur Vénus ; disparus, les réflexes Ᾱ qui lui donnaient le plein contrôle de ses émotions : ne lui restent plus que son savoir basé sur la logique Ᾱ et son pouvoir de déduction toujours intacts. Après avoir confronté son personnage à la folie et aux intrigues dont sa propre vie est l'enjeu, van Vogt le projette au moment même de sa victoire dans de nouveaux périls dont la résolution conditionnerait la survie du Ᾱ, et en le privant qui mieux est de ses talents. La solution proviendra donc de ce qui conditionne l'émergence d'une pensée Ᾱ, c'est-à-dire l'éducation non-aristotélicienne.

Dans cette lutte entre deux modèles civilisationnels contradictoires - la civilisation Ᾱ émergente sur Terre et surtout Vénus contre la pensée aristotélicienne dominante et présentée comme épouvantée par la première au point de vouloir sa perte - l'éducation semble jouer en effet un rôle central. Ashargin apprend peu à peu à penser en termes non-aristotéliciens, si bien que ses réflexes apeurés à l'égard d'Enro s'estompent au fur et à mesure que le temps passe ; l'exil forcé des habitants de Vénus vers les mondes de la Ligue avec lesquels la civilisation terrienne du Ᾱ forme une alliance inconfortable semble préfigurer une infusion similaire de la pensée non-aristotélicienne chez les êtres humains de l'espace... La dimension spatiale de l'oeuvre, bien qu'elle soit amplifiée par rapport à celle du premier volume du cycle, apparaît toutefois superfétatoire. Les vaisseaux franchissent les années-lumière en un clin d’œil, il est possible de se téléporter grâce à des "distorseurs" - et de toute façon Gosseyn peut lui-même se déplacer de façon instantanée sous certaines conditions - si bien que du système solaire aux mondes humains de l'espace, il n'y a qu'un pas au sens propre... Car ce qui intéresse van Vogt pour de vrai, c'est bien sûr les jeux de l'esprit et la façon dont Gosseyn va s'y prendre pour démasquer son véritable ennemi.

Une postface conclut le livre, écrite près de vingt ans après le roman lui-même. L'auteur y fait le point sur l'histoire contemporaine et y tire des arguments pour justifier l'intérêt de la pensée non-aristotélicienne lorsqu'il s'agit de fonder une société nouvelle - c'est-à-dire, un Etat sans gouvernement. L'aberration pointée du doigt est d'inspiration marxiste : les affres de la Révolution Culturelle sont passés par là - et sans doute aussi que van Vogt n'était pas en mesure d'imaginer les aberrations que les décennies suivantes réserveraient aux sociétés dites démocratiques ! Sa vision rêvée d'une société Ᾱ en ressort donc entachée d'une profonde naïveté : voilà qui termine de handicaper tout à fait l'édifice déjà quelque peu chancelant au terme de la lecture du roman. Daté, Les joueurs du Ᾱ l'est, autant au moins que son prédécesseur : au moins celui-ci avait-il pour lui une qualité, celle de surprendre jusqu'à sa fin. Les péripéties spatiales - ou presque - de Gosseyn alliées à la leçon dépassée de son auteur ne permettent pas de compenser l'obsolescence accélérée de cet effet de surprise...

Près de quarante ans après son premier volume van Vogt a donné une suite - et une fin, si j'en crois son titre - à son cycle du Ᾱ. J'ai entendu dire depuis des années que ce troisième tome était le plus mauvais de la série : compte-tenu du faible intérêt que j'ai trouvé au second, il va de soi que je me sens pas encouragé à me faire mon propre avis...

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