Children of Memory - Adrian Tchaikovsky

La saga d'Adrian Tchaikovsky se poursuit, avec une troisième (et dernière ?) itération que j'aurais tout à fait manquée sans l'aide fournie par FeydRautha !
Résumé : 
Les microbes intelligents de Nod ont été apprivoisés : ils sont désormais intégrés à la civilisation formée par l'alliance entre portiidés, humains et pieuvres. Une mission peuplée d'individus des différentes espèces redécouvre bientôt l'un des mondes autrefois terraformés par les Anciens, à savoir les humains de la Terre d'avant le cataclysme... et y détecte les traces du passage d'un des vaisseaux générationnels jadis envoyés vers l'espace, dans l'espoir d'y trouver un abri pour les ultimes survivants de l'humanité. Vaisseau-jumeau du Gilgamesh dont l'équipage avait été lui aussi apprivoisé par les portiidés du monde de Kern, l'Enkidu présente les stigmates d'un voyage mouvementé - mais tout porte à penser que certains de ses passagers ont débarqué sur Imir, une planète froide et inhospitalière, et qu'ils ont pu tenter d'y établir une colonie. Pour Miranda, dont le corps bien qu'humain abrite la conscience venue de Nod, c'est une occasion unique de repartir à l'aventure et de découvrir des êtres humains à l'ancienne... Qu'est-il arrivé aux passagers de l'Enkidu ? Et que signifie le mystérieux signal, antérieur à l'arrivée du vaisseau générationnel, qui émane d'Imir ?
Isaac Asimov et d'autres aimaient les quêtes interstellaires : Adrian Tchaikovsky aime quant à lui les quêtes intérieures, celles qui questionnent la nature de l'intelligence et au-delà celle de la conscience. La fin de Children of Ruin annonçait la couleur, la civilisation plurispécifique fondée par les portiidés connait ici une addition sous la forme de corvidés dont l'intelligence apporte le contrepoint à celle des pieuvres : chaque bras de celles-ci possède sa propre forme de conscience, et l'individu est donc l'assemblage de neuf êtres distincts mais non disjoints ; pour les corvidés, la conscience et l'intelligence requièrent la formation d'un couple d'individus complémentaires. On entre par conséquent dans un registre qui est celui de l'intelligence de groupe non connexe - un concept assez peu souvent vu en SF d'après moi : c'est assez audacieux pour donner lieu, dans le cadre de ce livre, à un axe d'intrigue énigmatique. Les corvidés sont-ils pour de vrai conscients et intelligents ? Il semble difficile de leur appliquer (voire de leur faire appliquer) le fameux cogito de Descartes, véritable test de conscience - puisque ces animaux semblent éprouver des difficultés à se concentrer sur le débat d'idées, préférant la résolution de problèmes concrets - mais pourtant l'auteur va trouver une façon détournée de confirmer leur capacité au doute interne. Les passages où Tchaikovsky s'intéresse aux corvidés seront, par conséquent, les plus originaux - bien que les moins inattendus - de ce livre.

Le sujet en question avait déjà été abordé par les deux précédentes itérations : comment reconnaître l'intelligence chez l'autre, surtout dans la mesure où - en raison de sa biologie - le câblage de son réseau de neurones est différent du nôtre, et de façon radicale ? Malgré l'intérêt que les développements autour de l'intelligence des corvidés pouvaient présenter aux yeux de son lecteur, Tchaikovsky était conscient du risque de redite et a voulu étoffer Children of Memory d'un autre volet. Dans quelle mesure l'intelligence humaine à l'ancienne - soit donc, en quelque sorte adolescente - serait-elle étrangère aux post-humains de ce futur lointain ? Il fallait, pour cela, que l'auteur introduise une colonie d'êtres humains non "apprivoisés", qui seraient confrontés à un environnement assez hostile pour révéler la profonde nature animale de cette humanité originelle. D'une façon assez surprenante, cette approche est tentée en parallèle dans deux circonstances différentes : l'auteur l'illustre d'abord sur la planète où les corvidés finissent par développer leur propre forme de culture, mais aussi sur la fameuse Imir où les naufragés seront seuls. Ce parallélisme s'affirme dans les circonstances dans lesquelles la colonie s'établit - une défaillance de la technologie au cours du voyage - mais aussi dans les conditions où le contact final s'établit avec les post-humains et leurs alliés portiidés comme céphalopodes, soit donc au terme d'une spirale d'échecs toujours plus préoccupants.

Tchaikovsky, une fois de plus, n'est pas tendre avec l'humanité contemporaine, qu'il semble considérer comme incapable de surmonter à elle seule les enjeux liés à sa propre existence - et donc, en quelque sorte, au bord de la péremption. Toutefois, c'est dans ce parallèle que le roman finit par perdre de vue son propre sujet. Si le fil d'intrigue lié à l'émergence de la culture des corviidés semble assez rectiligne, celui associé à la colonisation d'Imir s'avère contourné au point de se faire presque illisible. Que se passe-t-il au fond sur cette planète ? Pourquoi certains personnages y ont-ils des souvenirs incompatibles entre eux ? Et comment les explorateurs en orbite peuvent-ils s'y trouver présents et même intégrés ? Si l'astuce littéraire permettant de justifier ces paradoxes est transparente, elle ne convainc guère et le lecteur finit par se demander quand au juste l'auteur va en venir au fait. Par chance, Children of Memory parvient à ne pas être non conclusif - auquel cas il n'aurait été rien d'autre qu'une purge et il aurait fallu hélas utiliser les termes dommage et gâchis pour le décrire - mais c'est un peu sur le fil du rasoir, et d'une façon assez indirecte pour bien mal récompenser pareil voyage. Au fond, qu'est Children of Memory ? L'histoire de la découverte d'une, deux ou trois intelligences différentes ? Celle de l'échec d'une ou deux colonies humaines en territoire hostile ? Une bien maladroite réflexion sur la nature du réel et son lien avec la subjectivité de l'observateur ? Tout à la fois ? C'est dans la persistance de ces interrogations que l'on comprend, la dernière page tournée, que cette livraison est de toute évidence la moins bonne de la série.

Décevant, ce livre l'est en raison de ses qualités propres. Une suite est possible : il faudra se demander si cette livraison n'était pas déjà celle de trop.

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