Sous les ailes du Dieu Corbeau - Sara Pintado

Voici un titre dont j'ai appris l'existence en lisant la chronique de Lullaby, par l'intermédiaire du flux RSS du Planète-SF. Différent de ce que je lis en ce moment, je me suis fait la réflexion qu'il pouvait s'agir d'une idée de lecture intercalaire : qu'en a-t-il été ?
Résumé : 
Au palais de Chaljuse, le Roi se meurt, et sa succession promet d'être mouvementée. Le prince héritier Jenarp, sur le point de connaître la mise à l'épreuve traditionnelle, sait qu'il doit survivre avant de pouvoir s'imposer : son rêve est de construire un véritable empire. Son amant, le mage Chantant Ijpurna, devra lui aussi passer par les épreuves - mais il est partagé entre le prince et son amie Araxa : à la cour où se prépare la redéfinition des équilibres du pouvoir, il ne peut qu'être pris en tenaille par ses loyautés contradictoires. Aussi, quand commence la mise à l'épreuve des futurs dirigeants de Chaljuse, il devient évident que les pires dangers ne viendront pas de l'environnement sauvage où les mages les abandonnent... Est-il possible de survivre aux épreuves sans en être changé à tout jamais ?
A Sparte, les futurs citoyens-soldats - les homoïoï - pouvaient être appelés à la Kryptie, une épreuve de survie en milieu hostile dont l'une des fonctions était de mettre au pas la population des esclaves de l'Etat, les hilotes. Au fil des siècles qui ont suivi la perte de sens des règles de Lycurgue, la Kryptie est devenue dans la mémoire collective une "simple" mise à l'épreuve des jeunes spartiates - soit donc en quelque sorte un rite de passage cruel et violent, à l'image des traditions si mal comprises de cette Cité grecque. La mise à l'épreuve des jeunes nobles de Chaljuse tient de la Kryptie telle qu'on l'imagine trop souvent : sa fonction est individuelle, et non collective, puisqu'elle détermine le destin de l'adolescent livré à lui-même sur le territoire hostile où elle se déroule. Il convient d'arriver au rendez-vous à temps, sinon le perdant deviendra simple esclave... et s'il faut aller vite, c'est aussi parce que la région est peuplée de périls naturels comme humains. L'épreuve est formatrice, puisqu'il s'agit d'évaluer avec soin ses propres besoins avant qu'elle ne commence - puis dominer ses propres sentiments au cours des péripéties que l'on rencontre. Certains y perdent leur humanité, d'autres leur vie. Ceux qui arrivent au bout seront ceux qui auront su s'allier aux bonnes personnes - et surtout ceux qui auront évité de commettre trop d'erreurs graves, car celles-ci finissent par devenir létales - mais ils en resteront marqués pour la vie.

Tout comme les jeunes spartiates étaient censés avoir acquis une solide maîtrise des tactiques de guerre pendant l'agogê, mais aussi établi des liens solides avec leurs compagnons, les adolescents de cette histoire ne sont pas sans passé au moment où commence l'épreuve. Ils ne sont pas exempts de failles - individuelles, familiales - comme d'atouts. Les relations qui les unissent, qu'elles soient positives ou négatives, détermineront leur succès ou leur échec puisqu'une partie de l'épreuve consiste à s'associer à quelqu'un d'autre. C'est ici que le triangle amoureux qui se dessine dès les premières pages - soit donc avant le début de la mise à l'épreuve - prend son sens : il n'est pas central dans l'intrigue (et c'est un soulagement...) mais il en détermine bel et bien l'évolution. Parfois, les problèmes qui semblent insolubles trouvent des solutions inattendues, mais celles-ci ne sont pas toujours optimales et c'est bel et bien ce qui attend le trio formé autour d'Ijpurna. Celui-ci, au centre à son corps défendant d'un certain nombre d'intrigues, pourrait être qualifié de personnalité clivante : sa différence - il est bisexuel, dans un univers où cette orientation sexuelle semble peu comprise voire mal tolérée - lui attire aussi bien l'affection que la détestation, et le fragilise d'autant plus qu'il est d'une extraction inférieure à celle de ses compagnons. La sombre logique de ce roman conduit ses personnages à conclure des marchés de dupes entre eux, puis avec des entités d'ordre supérieur : il existe en effet dans cet univers des forces à la source de diverses formes de magie, et qui selon les interprétations peuvent être dieux ou démons. Est-il prudent de jouer avec ces forces ? De se servir de leur puissance à des fins matérielles ou personnelles ? Il semble que la magie selon Sara Pintado coûte un prix parfois démesuré, tant pour son utilisateur que pour son entourage. Certains personnages mourront de ne pas l'avoir compris à temps, ou de l'avoir oublié : l'ambition, parfois, est le pire des maux qui puisse frapper un individu... et à la mise à l'épreuve promet de succéder un conflit humain plus terrifiant encore.

La fantasy à l'oeuvre dans ce roman administre donc une leçon assez amère : la survie a un prix. Toute la question est de savoir pourquoi il vaut d'être payé.

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