L'incivilité des fantômes


L'incivilité des fantômes est le second de mes quatre rattrapages dans le cadre du Prix des Blogueurs 2020.
Résumé : 
Le Matilda traverse l'espace depuis une éternité : derrière lui, se trouve le monde des origines abandonné suite à un cataclysme ; devant lui se trouve la Terre promise dont il est encore séparé par le Gouffre du Péché ; à l'intérieur, les ultimes survivants de l'humanité s'organisent en une société stratifiée qui admet la ségrégation et l'esclavage. Aster est née sur l'un des ponts inférieurs, et malgré son intelligence elle est contrainte à la servitude. Amie de Théo, le Chirurgien, elle a néanmoins accès aux autres ponts du vaisseau et refuse parfois de se soumettre aux règles admises : l'insoumission lui a valu d'être tabassée plus souvent qu'à son tour... Or le Souverain se meurt et son successeur présomptif promet d'endurcir encore le régime qui écrase le petit peuple des ponts inférieurs. L'issue pour Aster, si elle veut sauver sa peau, sera peut-être de mener à terme le projet de sa mère disparue peu après sa naissance... mais aura-t-elle le temps de décoder les carnets qu'elle a laissés derrière elle avant que le régime ne change pour le pire ?
Les Etats-Unis contemporains portent encore de façon vive le fardeau que représente la mémoire de l'esclavage. Souvent représenté en fiction, l'esclavage n'est pas toujours compris dans sa dimension raciste et religieuse comme c'est le cas par exemple dans Django Unchained. L'économie esclavagiste du Sud reposait sur le vol du travail humain - les esclaves étaient contraints à travailler, pour une contrepartie dérisoire voire inexistante - et ce vol se poursuivait jusqu'à la mort - qui survenait par mauvais traitements, maladie ou épuisement. La monstruosité de l'esclavage, qui perdure de l'établissement des premières colonies jusqu'à la défaite finale des Etats confédérés, s'appuyait sur un système intellectuel assez simpliste pour être d'une vivacité redoutable puisqu'il s'exprime hélas encore de nos jours : les esclaves, descendants d'Africains déportés, n'étaient pas considérés comme tout à fait humains à cause de leur couleur de peau, de leurs cheveux et de leurs traits. Dans la représentation intellectuelle des propriétaires d'esclaves, ces derniers - par essence - étaient voués à la servitude alors qu'eux-mêmes - toujours par essence - étaient voués à la domination : rien d'étonnant dans ces conditions à ce que l'élection à la présidence d'Abraham Lincoln, réputé considérer que l'esclavage était contraire aux droits de l'Homme, ait entraîné une guerre civile !

Rivers Solomon vit et travaille en ce début troublé du XXIème siècle. L'incivilité des fantômes est son premier roman, paru en 2017 soit quatre ans après la naissance du mouvement Black Lives Matter : il donne à voir une société raciste et stratifiée par des croyances fort semblables à celles qui organisaient le Sud esclavagiste. Dans la représentation du monde qui est défendue par les habitants des ponts supérieurs du Matilda, les habitants des ponts inférieurs sont par essence - comprendre : à cause comme plus haut de leur couleur de peau, de leurs cheveux et de leurs traits... - laids, inintelligents et prédestinés aux corvées. Les écarts à la norme sociale ne sont pas admis : qui se rebelle est promis au châtiment et doit demander pardon - car il ne suffit pas d'être puni, puisque l'on doit aussi être conscient d'avoir mal agi et apprendre à mieux se conduire. Les châtiments, qui peuvent s'échelonner du cruel au sadique, sont toutefois raffinés encore par le nouveau Souverain : celui-ci croit dur comme fer à la hiérarchisation des ponts - soit donc, à la nécessité d'une stratification raciste du corps social humain - et entend bien marteler sa propre croyance jusque dans les cerveaux de ses sujets les plus rétifs, puisque cette croyance lui en donne le droit naturel - toujours, par essence... L'ennemi d'Aster n'est donc pas un simple individu - d'ailleurs, son prénom est un nom commun - mais plutôt la personnification de son système de pensée que soutiennent violence et peur. La première dimension de L'incivilité des fantômes est donc dystopique : Aster dénonce, Aster s'évade (ou essaie en tout cas de le faire)... Aster propose ?

Le système esclavagiste qui règne à bord du Matilda ne se contente pas d'être monstrueux : il est aussi aberrant et hypocrite. Comment peut-on nier l'évidence - et donc, l'unicité de l'espèce humaine dans sa diversité - quand l'existence de métis, dont l'un d'entre eux jouit même d'un respect universel, apporte un puissant démenti biologique à cette croyance ? Comment s'attendre à ce qu'un vaisseau générationnel puisse arriver au bout de son périlleux voyage alors qu'il est déchiré par la haine et la peur : celles que les bas-pontiens entretiennent à l'égard du pouvoir... et celles que les haut-pontiens éprouvent à l'idée qu'un jour, peut-être, les esclaves pourraient bien vouloir se venger ? Il existait, pour les esclaves du Sud, une très étroite issue de secours - celle de la fuite et de la clandestinité, quand ce n'était pas la mise à l'abri au Canada - qui semble toutefois inaccessible à ceux des ponts inférieurs du Matilda : comment s'échapper d'un vaisseau perdu au milieu de l'espace profond, alors que la Terre promise est encore lointaine ? C'est quand cette question émerge dans l'esprit du lecteur qu'il comprend qu'au fond, la proposition n'est pas un sujet pour Aster : la révolution prolétarienne qui semble s'amorcer à la fin du roman est certes en partie liée à ses actes et à ses idées... mais elle ne désire pas en être la porte-voix ni même l'emblème. Ce qui importe à ses yeux, c'est de résoudre l'énigme laissée derrière elle par sa mère qui avait sans doute identifié la solution au problème d'un voyage que l'entropie rend de plus en plus difficile, à tous points de vue - et même si cette dimension est bien moins cruciale ici qu'elle ne l'est dans un Destination ténèbres, par exemple. En ce sens, L'incivilité des fantômes n'est pas un programme politique : c'est un simple constat, celui qui veut que les événements se précipitent parfois, quand les aspirations des petites gens sont contrecarrées une fois de trop.

A notre époque actuelle marquée par la mort de George Floyd, lequel ne demandait qu'à respirer, le parcours d'Aster et de ses amis - qui ne demandent quand à eux qu'à conduire leurs vies comme ils l'entendent - ne peut qu'éveiller une sensation de déjà-vu et peut-être même la révérence qu'inspire la prescience...

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