Les États et Empires de la lune

Un an plus tard, voici mon retour de chronique depuis Bifrost pour le texte Les Etats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac...
Résumé : 
Lors d'une promenade nocturne, Cyrano de Bergerac développe une idée qui frappe et amuse beaucoup ses compagnons : la Lune serait d'après lui un monde à part entière, auquel la Terre servirait lui-même de Lune ! Déterminé à vérifier son intuition, il se retire à la campagne pour monter au Ciel jusque dans la Lune. Sa première et rudimentaire tentative l'emmène en Nouvelle-France où il rencontre le Vice-Roi... et où il conçoit bientôt une technique nouvelle pour atteindre son objectif. Faisant cette fois-ci l'expérience d'une ascension réussie jusqu'à l'astre des nuits, le voici sur le point de découvrir une société surprenante - plus avancée que la sienne à de nombreux aspects mais pourtant très familière à d'autres. Les habitants de la Lune sauront-ils reconnaître en lui l'un de leurs pairs en réflexion ?
Personnage littéraire de la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac est aussi un personnage historique : soldat, il est contemporain de Louis XIII et vit le basculement de l’équilibre des pouvoirs en Europe, lorsque l’affaiblissement de l’Espagne consacre la supériorité militaire de la France ; lettré, il fréquente les cercles littéraires parisiens et rencontre peut-être Molière au cours de ses années de formation. La France profite alors de l’œuvre pacificatrice de Henri IV : si la Fronde bat sans doute son plein au moment de l’écriture des Etats et Empires de la Lune, les guerres de religion appartiennent au passé ; une fois terminé le dernier conflit nobiliaire de notre pays, celui-ci ne connaît plus de troubles civils majeurs jusqu’à la Révolution. De Bergerac connaît donc un environnement social quelque peu pacifié – à défaut d’être pacifique – et donc propice à l’expression des idées nouvelles. Il n’y a donc rien de surprenant à voir sa fiction lunaire adopter les codes du conte philosophique et même de la satire sociale.

Même si l’objet du voyage de Cyrano de Bergerac est un objet céleste, il serait difficile de qualifier son séjour lunaire de science-fiction : le transport se fait dans des conditions guère moins réalistes que celles qu’invoque un Baron de Münchhausen cent trente ans plus tard dans son propre récit spatial. La vraisemblance scientifique n’intéresse en effet pas l’auteur des Etats et Empires de la Lune : si l’hypothèse initiale – celle d’une nature matérielle de la Lune et de sa position dans le système qu’elle forme avec la Terre – est valable, elle n’est introduite en tant que telle qu’à des fins philosophiques. Libertin au sens que ce terme possédait au XVIIème siècle, de Bergerac formule cette hypothèse à des fins provocatrices : imaginer que « la Lune est un monde (…) à qui le nôtre sert de Lune » revient à dénier à la Terre son caractère de spécificité dans l’œuvre de création divine. La démonstration de l’auteur est appuyée par sa description d’une société de sélénites quadrupèdes : à l’absence de spécificité de la Terre dans le concert universel va répondre celle de l’espèce humaine dont le plan d’organisation ne représente en rien un optimum, puisque les habitants de la Lune se révèlent plus anciens et plus avancés que ceux de notre propre monde.

Si le monde lunaire et la société qu’il abrite sont originaux et même fantastiques – certains personnages relevant d’une réalité transcendante – ils ne constituent pas pour autant une utopie. Cyrano n’est presque jamais reconnu par ses interlocuteurs sélénites comme un être doué de conscience et de raison : sa bipédie le fait même considérer comme un animal extraordinaire qu’il est bon de garder en cage pour l’amusement des puissants de la Lune ! La société de celle-ci est donc, à sa façon, tout aussi imparfaite que celle de la Terre puisque la raison n’y règne pas. C’est en fait une leçon peut-être un peu pessimiste qu’administre l’auteur de ce court texte : même les plus avancées des sociétés restent soumises aux superstitions – voici qui reste pertinent y compris à notre époque… Bravo !

Commentaires