Pierre Bordage : une interview

J'ai eu le plaisir, le 9 Novembre 2012, de rencontrer Pierre Bordage dont j'ai déjà présenté plusieurs oeuvres ici. Le conteur a bien voulu m'accorder une interview dont je vais proposer ici une retranscription aussi satisfaisante que possible...

Anudar : j'aimerais commencer cette interview en partant d'un concept qui m'est apparu transversal dans votre oeuvre. Dans la plupart de vos livres, on retrouve un ennemi que j'ai envie de qualifier de "néant décréateur" : dans Les Guerriers du Silence, il s'agit du "blouf", dans La Fraternité du Panca, il s'agit des nuées, dans L'Enjomineur, la secte de Mitthra peut elle aussi s'apparenter à cette entité... Qu'est-ce donc que le "néant décréateur" ?

Pierre Bordage : le néant décréateur est pour moi la négation absolue de la création. C'est un concept un peu radical qui m'interroge sur la relation de l'invididu avec l'environnement. Nous, en tant qu'humains, avons-nous une influence sur la matière par l'intermédiaire de notre esprit ? Une explication de type scientiste consiste à dire que la matière est à l'origine de l'esprit : c'est une pensée limitée, déterministe, dans laquelle la présence humaine finit par ne plus avoir d'importance. Les ennemis ultimes sont donc pour moi les gens qui font disparaître l'esprit et la matière.

A. : dans Les Guerriers du Silence, apparaissent les personnages des Scaythes qui sont des agents du néant. A ce titre, ils cherchent à faire disparaître ce lien entre l'esprit et la matière. Pourtant, à la fin de la trilogie, les Scaythes cherchent eux-mêmes à s'imposer comme force créatrice lorsqu'ils pervertissent le héros...

P.B. : les Scaythes sont eux-mêmes des victimes ! C'est leur contradiction : ils sont les agents du néant mais aspirent eux-mêmes à la création. Ils sont donc incapables de provoquer le néant auquel ils aspirent. Les hommes-corbeaux dans Les Fables de l'Humpur partagent une parenté avec les Scaythes... Dans chaque cas, il existe un équilibre que les agents du néant vont tenter de défaire, tandis que les protagonistes vont tâcher de maintenir ce qui existe. L'agent du néant, c'est celui qui va tenter de retirer une possibilité d'expérimenter dans la matière, tout en étant dans un paradoxe : il a lui-même une volonté d'amener le néant ! Ce sont donc un peu des anges déchus... La vie, en fait, n'existe que par contraste. La vie, c'est de la SF !

A. : lors de ma première lecture des Guerriers du Silence, j'avais été frappé par la proximité du thème de ce roman avec la série de BD L'Incal de Jodorowsky. Existe-t-il un lien entre ces deux oeuvres ?

P.B. : j'ai une proximité avec la pensée de Jodorowsky. Sa démarche est une tentative de réconcilier l'inconscient avec le conscient : son oeuvre est donc une grande plongée dans l'inconscient humain. Je pense que l'auteur est là pour ramener à la surface ce qui surnage dans l'inconscient collectif : de la même façon, le héros de l'histoire est là pour ramener de l'harmonie perdue...

A. : la pensée de Jodorowsky se caractérise par un recours abondant à des symboles...

P.B. : l'univers est un langage global. L'univers nous parle, par la symbolique en particulier, par des signes. Ainsi, par exemple, un arbre est une entité cyclique : un arbre à feuilles caduques voit au fil du temps ses feuilles qui poussent, puis qui jaunissent, puis qui tombent. Cela, on ne sait plus le voir car c'est contraire à notre vision chronologique. De la même façon, le Tarot de Marseille possède une symbolique très forte : il renvoie à des visions archétypales qui parlent à tous. Le travail du romancier de l'imaginaire, c'est d'aller à la rencontre de l'archétype et de l'amener au public, même si c'est présomptueux, peut-être...

A. : c'est le rôle de l'artiste de faire émerger des idées ! Mais comment fait-on ?

P.B. : pour moi, les livres s'écrivent à travers moi : il y a une idée qui s'impose d'elle-même, et nul ne peut savoir d'où elle vient. Je travaille en immersion, sans plan, sans fiches. Le livre se déploie selon sa propre logique. Cela me permet d'être confronté à l'univers : chaque livre est alors une aventure et donc un parcours initiatique. Je me sens allégé quand le livre est terminé : écrire un livre fait passer par plusieurs phases dont certaines peuvent être douloureuses.

A. : on perçoit que certains concepts de vos livres peuvent être en effet douloureux à faire émerger. Par exemple, était-ce douloureux de penser une institution telle que l'Eglise du Kreuz dans Les Guerriers du Silence ?

P.B. : je me suis inspiré de l'Eglise catholique pour penser l'Eglise du Kreuz. Enfant, j'ai eu des moments d'aspiration mystique, des moments où il n'y avait plus rien d'autre que moi et le monde. J'ai fait le petit séminaire et en peu de temps, cette aspiration a été détruite... En fait, la spiritualité conduit vers la liberté intérieure alors que le dogmatisme en éloigne : le dogmatisme, c'est donc un agent de l'incréé ! De nos jours, les religions deviennent de plus en plus dogmatiques et extrémistes, elles finissent par séparer alors que "religion", en latin, partage une étymologie avec "lien"... Cela vient de ce que dans une religion, le prophète a fait l'expérience de ce qu'il raconte à ses disciples, mais que ceux-ci ne l'ont pas faite : alors, ils déforment le message, et leurs disciples ensuite le déforment encore. On observe la même chose avec les idéologies politiques : la Révolution française, fondée sur des aspirations égalitaristes, a donné la Terreur.

A. : cela m'amène à vous parler de L'Enjomineur et des liens que certains symboles de ce livre me semblent entretenir avec La Fraternité du Panca. J'ai l'impression qu'il existe une parenté entre la dague d'Emile et le cakra, le disque de feu des Frères du Panca... Si la dague possède une origine bien déterminée, qu'en est-il du cakra ?

P.B. : le cakra est tiré de la mythologie hindoue : il correspond au disque de feu de la trinité hindouiste. C'est un objet qui fait appel au feu primordial : il détruit en invoquant la vie à l'état brut, c'est une référence au Big Bang, à la première lumière... "Fiat lux" en quelque sorte ! Il existe un lien entre lui et les pentales, les migrateurs célestes de La Fraternité du Panca. Les xaxas, dans Les Guerriers du Silence, sont aussi des migrateurs célestes. Ce sont quelque part les ensemenceurs primordiaux ! Ce sont eux qui ramènent au présent la vie venue du passé.

Merci encore à Pierre Bordage pour cet échange si intéressant. Je conclurai ce compte-rendu par une citation magnifique tirée de cette interview : la vie, c'est de la SF.

Commentaires

Didier69 a dit…
Je suis impressionné par le fait que l'auteur n'est pas de plan quand il écrit ses livres. Quelle puissance créatrice il a !

Au passage comment as-tu enregistré l'entretien : en prenant des notes ou en l'enregistrant avec un micro ?
Anudar a dit…
La méthode, en effet, a de quoi impressionner...

J'ai travaillé avec de seules notes ainsi que la bienveillance des auteurs qui ont bien voulu relire les interviews avant publication :) . Merci à eux !
Lhisbei a dit…
interview très intéressante et pointue dans les questions. du coup c'est du lourd :)
Blop a dit…
Interview intéressante. Tes questions sont pointues, et j'aime beaucoup les réponses de Pierre Bordage sur les questions de néant, de création, de matière et d'esprit, de dogmatisme...
Ça me rappelle mon sujet de bac en philo, la seule fois de l'année où j'ai eu la moyenne (coup de bol !).
Bravo !