Children of Time

Ces derniers temps, j'ai beaucoup entendu parler de ce livre d'Adrian Tchaikovsky, dont par exemple mon confrère Gromovar a dit beaucoup de bien. Son postulat me semblait intrigant à souhait : j'ai décidé d'en avoir le cœur net.
Résumé : 
Le docteur Kern dirige un projet d'une ambition inouïe : sur une exoplanète adaptée à la biosphère terrestre, elle désire éveiller des singes à l'intelligence et les guider vers la civilisation depuis l'espace, telle une déesse incarnée... Mais son plan n'est pas du goût d'une frange conservatrice de l'humanité : une guerre éclate et ravage la Terre, le système solaire et la civilisation. Kern parvient à s'échapper in extremis pour continuer coûte que coûte son expérience, sans savoir que celle-ci ne pourra de toute façon pas donner les résultats qu'elle espérait. Pourtant, sur le Monde de Kern, le virus nanotechnologique destiné à l'exaltation des singes adopte une espèce d'araignée sauteuse comme nouveau réservoir - et au fil des générations, cette espèce accède peu à peu à l'intelligence et à la civilisation... sans savoir que les ultimes survivants de l'humanité vont un jour ou l'autre venir réclamer leur monde comme foyer. Lesquels des enfants du temps seront en mesure d'accomplir leur destin ? Et lesquels devront tirer leur révérence ?
S'il me fallait caractériser Children of Time (traduit en français par Dans la toile du temps) par deux mots, je choisirais sans hésitation ambitieux et innovant. Les questions liées au temps sont celles qui, en SF, m'apparaissent toujours les plus intéressantes ; or si le temps à l'échelle humaine - le temps court - est celui qui nous est le plus compréhensible, c'est aussi celui auquel certains phénomènes naturels (ou non) sont les moins observables car ils y sont trop ténus. La dorsale médio-atlantique ne s'ouvre qu'à la vitesse de cinq centimètres par an, mais son travail - poursuivi depuis deux cents millions d'années - est à l'origine du second océan de notre planète. Le temps long, par l'intermédiaire de la constante qu'est la vitesse de la lumière dans le vide, est aussi à la mesure des distances astronomiques - et il est aussi et encore à la mesure de l'évolution des espèces. Il est inaccessible à l'être humain qui peut toutefois le concevoir sans l'expérimenter, par l'intermédiaire des modèles paléogéographiques, par l'observation astronomique ou par l'analyse des données fossilifères : c'est pourtant ce temps-là qui est adopté par l'auteur comme dimension principale de son oeuvre.

Dans un futur mal défini mais peut-être pas trop lointain, une civilisation orgueilleuse maîtrise deux des dimensions du temps long : le voyage interstellaire est devenu réalité, grâce à une technique d'hibernation assez fiable pour apporter de belles garanties de survie à l'échelle du siècle et même du millénaire, et la convergence entre la génétique et les nanotechnologies offre la possibilité de concevoir des espèces nouvelles ; mais l'être humain reste encore trop humain pour ne plus être soumis à son propre hubris... et voici que sur Terre, la civilisation s'effondre sous les coups de la guerre civile et de la déraison, et que dans l'espace l'ultime survivante du dernier - à moins que ce ne soit le premier - âge d'or de l'humanité sombre dans la folie en orbite autour du monde qu'elle a choisi pour son expérience d'élévation. Des millénaires plus tard, les derniers êtres humains fuient la Terre devenue toxique et inhabitable, espérant trouver un abri parmi les ruines extrasolaires de la civilisation effondrée sans trop savoir ce qu'ils y trouveront au juste : ne maîtrisant plus qu'une seule des dimensions du temps long - l'astronomique - mais aiguillonnés par le risque de l'extinction totale, ils sauront mettre en oeuvre les stratégies les plus terribles et les plus humaines pour atteindre leur but. Histoire d'un voyage spatial sans retour possible - puisque le point de départ du vaisseau est devenu inhabitable - Children of Time possède en tant que tel toute la puissance des grands classiques du genre et me donne d'autant plus envie de lire la trilogie Exiles de Ben Bova, dont j'avais tant apprécié le dernier tome La grande dérive étant gosse.

Au-delà de la perception humaine du passage du temps, Children of Time offre pourtant autre chose d'encore plus fascinant à se mettre sous la dent. L'évolution des arthropodes semble au premier abord très différente de la nôtre et pourtant, chaque être humain partage avec n'importe quelle araignée des ancêtres communs ! L'existence d'un axe de symétrie bilatérale chez les arthropodes (auxquels appartiennent les aranéides) comme chez les vertébrés (auxquels appartiennent les hominidés) signe en effet l'existence passée d'un être vivant qui aurait acquis la symétrie gauche-droite (absente par exemple chez les cnidaires) et l'aurait transmise à tous ses descendants. Urbilateria aurait ainsi existé il y a plus de cinq cents millions d'années - tâchez de vous en souvenir la prochaine fois que vous aurez envie d'écraser une araignée... Sur le Monde de Kern, le génie biotechnologique du Vieil Empire conduit une espèce d'araignées solitaires à devenir sociales et à perfectionner leurs stratégies de chasse, jusqu'à développer une conscience d'elles-mêmes puis à questionner peu à peu le monde qui les entoure. L'intelligence apparaît déjà dans ce schéma d'apprentissage quasi dunien - puisque la mémoire historique se fait génétique par transmission séminale - et permet aux portiidés de surmonter d'une façon inattendue l'ensemble des crises écologiques puis sociales qui affectent leur société d'arthropodes. Dans ce voyage au fil des générations et au fil du progrès - depuis les chasseurs sans conscience jusqu'à l'âge de l'espace - trois figures évhémériques viennent servir de point de repère au lecteur pour que devienne plus familière cette société si différente : tout d'abord vient Portia, la chasseresse et la guerrière primordiale qui, après avoir assumé le pouvoir scientifique et religieux jusqu'aux outrances du conservatisme, deviendra une fois pacifiée pour de bon la patte (!) armée d'une société de transformation ; vient ensuite Bianca, la première technicienne, celle qui discute l'interprétation que Portia fait du monde sensible et offre à la civilisation les clés de la pérennité par l'intermédiaire de la symbiose ; vient enfin le mâle Fabian, le philosophe aux idées de progrès social dont les avatars subiront maintes fois le sort peu enviable des araignées de son sexe avant de vaincre une bonne fois pour toutes les traditions rétrogrades. Au fil de leurs itérations, la société du Grand Nid se complexifie jusqu'à se faire tout à fait étrangère - et pourtant le lecteur en ayant suivi l'évolution la comprend, et se prend à l'apprécier, partageant les rêves de progrès de ces arthropodes pas trop mignons par ailleurs (n'est pas Lucas the Spider qui veut). L'affrontement prévisible entre les derniers humains et les portiidés, qui éclate pour une raison vieille comme le monde - le besoin d'espace vital - ne peut se résoudre de façon satisfaisante si l'on adopte la perspective humaine... et c'est pourquoi la conclusion de ce livre prend la forme d'une merveilleuse révélation.

Il fallait, pour écrire Children of Time, une ambition et une imagination hors du commun. Adrian Tchaikovsky, pour le plaisir de son lecteur, disposait des deux jusqu'à pouvoir en revendre : cela méritait un prix, et cela en mérite beaucoup d'autres. Bravo !

Commentaires

Gromovar a dit…
Belle chronique.