Anatèm tome 2

Il y a quelques jours je publiais ici ma chronique de lecture du premier tome d'Anatèm, un roman de science-fiction mathématique écrit par Neal Stephenson. Il conviendra de signaler ici que l'oeuvre en langue originale n'était pas divisée en deux volets : il y a eu donc choix en ce sens de l'éditeur français, à savoir Albin Michel Imaginaire (ou AMI). Ce découpage, à défaut d'avoir été prescrit par l'auteur, pouvait trouver sa justification dans l'intrigue elle-même ; il revenait donc au deuxième tome - que l'éditeur m'a offert en avant-première - la tâche de cimenter la démonstration tout en donnant sa conclusion à l'intrigue...
Résumé : 
Les "géomètres" ont mis leur vaisseau en orbite autour d'Arbre, au grand effroi du pouvoir saeculier qui a été contraint d'appeler à la rescousse un nombre inédit d'avôts dont fait partie Erasmas : traînant la patte sur sa route vers Trédégarh où se rassemble une convoxe, il fait un arrêt à Orithéna - une concente inhabituelle, où il retrouve nul autre qu'Orolo, son mentor proscrit quelques temps plus tôt par anathyme. C'est alors que les événements se précipitent : une sonde habitée par un cadavre atterrit tout près d'Orithéna... peu de temps avant que les "géomètres" ne bombardent le volcan éteint qui la surplombe, déclenchant ainsi une éruption paroxystique ! Ecrasé de chagrin et mesurant tout le danger qui pèse sur Arbre, Erasmas va enfin arriver à Trédégarh où la convoxe doit mettre au point un plan d'action contre les "géomètres". Ceux-ci sont-ils tout à fait hostiles ? D'où viennent-ils et qu'attendent-ils d'Arbre ? Et surtout... que craignent-ils ? Réuni avec ses amis de saunt Edhar, Erasmas aura fort à faire pour participer à la résolution efficace de la crise... Arbre pourra-t-elle survivre à l'irruption des "géomètres" sans que les relations entre les avôts et le monde saeculier ne soient réévaluées ? Quant à Erasmas à qui le destin vient de lancer un défi diplomatique, politique et mathématique sans précédent, saura-t-il tenir son rang ?
La première moitié d'Anatèm prenait fin après avoir révélé l'argument de cette histoire : celui-ci n'est en apparence pas si éloigné du cauchemar classique cher à Robert Scheckley, où l'espèce humaine se voit imposer une confrontation avec une civilisation plus puissante et surtout agressive. Les "géomètres" arrivés dans le système solaire d'Arbre disposent en effet d'une technologie avancée, car ils maîtrisent une forme viable de voyage interstellaire. Le premier enjeu de la seconde moitié d'Anatèm sera donc de préciser leurs intentions ainsi que leur nature : le worldbuilding n'est pas achevé à ce niveau du récit, d'autant moins que ce qu'il manque sera de plus en plus révélé à travers l'enquête que la convoxe va devoir mener. Comprendre les "géomètres" et inférer leurs subdivisions par l'intermédiaire de leurs actions parfois contradictoires est l'occasion, pour les avôts, de dévoiler un peu de leur propre nature et de celle de leur monde pour le bénéfice du lecteur. Le système imaginé par l'auteur, à nouveau, donne le vertige : le vaisseau des "géomètres" accueille pas moins de quatre communautés humanoïdes issues d'univers identiques - à isomorphisme près - Arbre étant appelée à fournir un cinquième contingent dans la migration en cours. L'histoire des concentes est ponctuée par des Sacs - au cours desquels le monde saeculier, par le pillage et par le meurtre, brise l'isolement des avôts - et de ce fait, ces derniers craignent à juste titre que les envahisseurs, par leur seule arrivée, n'en occasionnent un quatrième. De leur côté, certains "géomètres" donnent à leur quête une importance presque religieuse : la confrontation se fera donc entre des avôts rompus à une exigeante rigueur intellectuelle et les "géomètres" dont certains agissent sur la base de croyances. Le cauchemar classique tel que défini par Scheckley se trouve donc ici comme brouillé, montrant que pour Stephenson il peut y avoir décalage entre l'évolution intellectuelle et l'évolution technologique. Le vaisseau des "géomètres" serait-il une métaphore de l'éternel retour ?

Le second enjeu de ce livre, c'était bien sûr d'apporter une solution au problème que soulevait son prédécesseur. Comment faire face à une invasion extraterrestre - ou extrasylvestre, en l'occurrence ! - quand l'envahisseur possède une technologie si avancée que l'opposition frontale est vaine ? Deux types de réponses, correspondant à deux temporalités différentes, peuvent être apportées à ce type de question. La première se fait dans le temps court : il s'agit de rassembler une task-force et de frapper l'ennemi là où il ne l'attend pas, quitte à en recourir à la ruse ou même à une technologie régressive - deux tactiques tout à fait appropriées compte-tenu des talents dont les avôts font preuve depuis le début d'Anatèm, et qui donne lieu à des passages toniques (pour ne pas dire à des morceaux de bravoure) où certains des personnages partent à l'assaut du vaisseau ennemi à bord de projectiles balistiques puis d'une nacelle construite en plein espace ! La seconde se fait plutôt dans le temps long car il s'agit de disperser les individus nécessaires à la résolution du problème qui, s'ils étaient rassemblés au même endroit, seraient vulnérables à une frappe unique de l'ennemi : de leurs échanges, peut-être facilités par la technologie, dépend l'émergence ultérieure de solutions invisibles dans l'urgence du moment. La préparation de ces deux réponses nécessite malgré tout une phase d'organisation commune, qui prend ici la forme de la convoxe dont les enjeux restent le plus souvent non-dits ou transparaissent à travers autant d'allusions : c'est le rôle joué par une partie plus contemplative de l'histoire, où Erasmas va enfin gagner ses galons d'avôt en mettant au jour certaines des machinations dont toutes ne sont pas le fait du pouvoir saeculier. Le rapport final pourra s'interpréter de différentes façons : après tout, et compte-tenu du schéma retenu par l'auteur, les univers - ou narrés - sont par essence multiples et de ce fait, Anatèm ne posséderait-il pas plusieurs conclusions contradictoires dont toutes ne seraient pas aussi positives que celle mise en avant ici ?

Le livre se termine par un ensemble d'annexes permettant de prolonger l'expérience Anatèm à travers trois leçons de mathématiques et d'un glossaire : le lecteur avisé ne les manquera pas car, au-delà de cette prolongation fort bienvenue, ces annexes permettent bel et bien de comprendre la pensée de l'auteur après même la résolution de l'intrigue. Ce qu'Anatèm questionne, au fond, c'est la nature de la réalité : nos sens imparfaits - mais aussi nos fonctions physiologiques ! - nous donnent accès à certains aspects de celle-ci sans toutefois faire mieux qu'en décrire une image incomplète et de toute façon dégradée. Il existe par conséquent une réalité intangible à laquelle nous ne pouvons avoir accès que par l'intermédiaire d'outils mathématiques : résoudre un problème de géométrie, c'est en fait améliorer notre compréhension de la réalité. Le lecteur pourra donc s'amuser à établir un tableau bijectif entre les termes et expressions savoureux que l'auteur invente afin de décrire l'univers intellectuel de ses personnages, nommant ainsi et par exemple cnöons les noumènes de Kant, et découvrira que la ressemblance entre le flux historique d'Arbre et celui de notre Terre n'est pas usurpée : elle n'est jamais qu'une conséquence de l'isomorphisme entre deux réalités sensibles. C'est ainsi que l'auteur parvient à boucler une boucle au sein de laquelle tout se justifie et tout prend sens : il n'y a rien à retrancher dans le propos d'Anatèm, que Neal Stephenson parvient à rendre par moments cocasse voire potache, épargnant ainsi à son oeuvre une aridité qui aurait pu la rendre illisible.

L'aphorisme dunien proclame : Arrakis enseigne l'attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire "maintenant, c'est complet". Estimons-nous heureux, car Anatèm est complet dans toutes les réalités sensibles : c'est de la belle science-fiction, travaillée jusqu'à obtention de l'optimum. Bravo !

Ne manquez pas l'avis de FeydRautha !

Commentaires

Le Maki a dit…
C'est un roman qui mérite d'être lu et relu pour l'apprécier pleinement.

Toujours est il que, dorénavant, je ne me lasse pas d'utiliser le Rateau de Diax sur les réseaux sociaux pour contredire quelques Fakenews, pardon Infox.
Anudar a dit…
Ah, ces expressions savoureuses qui donnent à cet univers un goût de monde alternatif de si bon aloi... On ne s'en lasse pas, hein ?