Le garçon et la ville qui ne souriait plus

J'ai déjà lu de David Bry son Que passe l'hiver, un roman de fantasy assez convaincant : le présent texte peut s'inscrire dans le même genre mais son cadre est néanmoins tout à fait différent...
Résumé : 
Romain de Sens n'est pas heureux. A son âge et à son époque, un jeune homme d'une aussi bonne famille que la sienne devrait se préoccuper de sa place dans la future génération des serviteurs de l'Empereur Nicéphore III... mais lui ne rêve que de s'éclipser sur l'île dite de la "Cour des Miracles", où sont cantonnés les "anormaux" - handicapés physiques ou mentaux et minorités sexuelles - où la joie et la vie sont libres. En 1858, cela fait cinquante ans que les Lois de la Norme dictées par l'Eglise font régner l'ordre de la conformité : si des voix commencent à s'élever pour obtenir la libération des "anormaux", Romain découvre par hasard qu'un complot monstrueux se prépare contre la "Cour des Miracles". Or, si cette île vient à disparaître, c'est avec elle un futur plus désirable qui va se dissiper aussi...
Dans Le garçon et la ville qui ne souriait plus, l'Empire qui gouverne la France en 1858 semble quelque peu différent de celui que notre pays a connu : au-delà du changement de nom du souverain - tout à fait cosmétique, l'initiale et la numérotation étant conservées - c'est plutôt l'instauration du régime des Lois de la Norme en 1808 qui change la donne. Dans ce paysage uchronique, le pouvoir de l'Eglise est devenu plus écrasant que jamais, l'Archevêque est le second personnage de l'Etat et il s'agit de traquer la différence où qu'elle se trouve : dans les corps, dans les esprits... ou dans les âmes. Si la continuité historique au cours de ce triste demi-siècle n'est pas explorée par l'auteur, il est permis de penser que malgré d'éventuels troubles politiques et des changements de forme du régime l'ordre moral a subsisté jusqu'à faire corps dans le langage : ainsi, les membres de la bonne société ne se disent-ils plus "bonjour" mais bel et bien "ordre et sécurité" ! Sans encore tendre vers une dichotomie véritable  entre une novlangue et un parler vernaculaire, la divergence entre le langage officiel - celui du corps social dominant - et l'argot des "anormaux" sous-entend bien l'opposition exacerbée entre les différentes classes... et montre à quel point cette société, au fond, est malade d'elle-même.

Les sociétés malades font souffrir les individus : Romain, le jeune protagoniste, souffre de sa propre différence - laquelle se trouve dans son âme, c'est-à-dire qu'on ne peut l'extirper - et doit faire un choix : sa famille de sang ou sa famille de cœur, laquelle se trouve sur l'île de la "Cour des Miracles" ; les "anormaux", malgré leurs feux de joie et la démocratie directe qui organise leur société marginale, vivent dans l'angoisse et la faim ; et même certains membres les plus aisés de la classe dominante peuvent être par moments saisis de doutes. Les sociétés malades se font aussi souffrir elles-mêmes : dans la mesure où les "anormaux" sont produits - au sens biologique du terme - par des individus "conformes", l'idéologie de la Norme conduit à des choix impossibles desquels finit par sortir la folie de groupe. Certains individus, plus éclairés que d'autres, constatent l'impasse - biologique, intellectuelle et morale - où le pays s'enferre depuis l'instauration des Lois de la Norme ; d'autres au contraire estiment que la solution est toujours plus de contraintes à l'égard des "anormaux" : après la relégation, l'élimination pure et simple ?

Dans sa démonstration, l'auteur n'est pas neutre - être neutre dans la controverse entre le loup et l'agneau, c'est prendre le parti du loup si l'on en croit le proverbe - et de ce fait, les personnages "anormaux" à différents titres sont positifs dans l'immense majorité des cas. Il faut dire que son protagoniste capital se montre lui-même sympathique, dans ses craintes qui débouchent bien souvent sur des actes aussi déterminés que spectaculaires. Ce que le texte gagne en truculence, il le perd en finesse et peut-être même en force : à manier les idées positives à la truelle et à perdre de vue les nuances de gris - puisque, malgré certaines intentions de l'auteur que l'on décèle assez vite, ce texte reste plutôt manichéen - Le garçon et la ville qui ne souriait plus ne laissera rien d'autre qu'un souvenir de lecture intercalaire, plaisante mais sans plus.

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