Après l'Incal tome 3 - Gorgo-le-sale

L'Incaliverse de Jodorowsky a connu, au fil des ans, de nombreuses itérations et variations dont j'ai un peu parlé par ici. La série principale (L'Incal) est à mon sens un indispensable au statut mythique, les spins-off autour des Méta-barons ne le sont pas, et celui des Technopères ne l'est qu'en partie. J'ai eu l'occasion de parler il y a quelques années de Final Incal, un projet cherchant à conclure une série entamée par les compères Jodo & Moebius mais jamais terminée : le tome 2 dessiné par Ladrönn cherchait à prolonger le reboot amorcé par Après l'Incal. Cette publication à l'histoire compliquée a pris fin il y a quelques années, grâce à un tome 3 toujours signé Ladrönn et intitulé Gorgo-le-sale ; sans doute afin de ne pas perturber les lecteurs ayant commencé la série par l'album signé Moebius, les publications de l'ensemble se font sous les deux étiquettes et l'on peut ainsi trouver en librairie aussi bien la trilogie Après l'Incal que Final Incal. Ayant choisi de compléter ma collection de la première (à l'époque où j'avais chroniqué le tome 2, je m'étais contenté de le lire en librairie), c'est donc sous ce titre que j'amorce ma chronique...
Résumé : 
Le nouveau Techno-pape a fourni de l'aide à John Difool et à Louz de Garra : les voici en route pour Terra 2014, berceau du benthacodon et de son virus biophage. Le Mécaprez les attend de pied ferme : il sait que ce qu'il se joue est une nouvelle confrontation entre son maître obscur et les archanges de lumière. Alors que les habitants de toute la Cité-puits ont été robotisés, John et Louz manquent d'alliés... D'autre part, le benthacodon parvient à détruire leur moyen de transport et les fait plonger dans le lac d'acide au fond de la Cité-puits. Ce que le Mécaprez ignore, c'est que les mutants du Centre-Terra n'ont pas été tués par le virus biophage. John et Louz pourront-ils convaincre la horde de Gorgo-le-sale d'entreprendre un conflit avec les robots de la surface ? Pour y arriver, ils auront besoin du concours des Kamaraths de Kill-tête-de-chien... mais peut-être aussi de s'appuyer sur les croyances même des crasseux de Gorgo !
On le sait, Jodorowsky n'a jamais tout à fait digéré l'échec de son projet dunien : c'est ainsi que Dune contribue à l'ADN de son oeuvre, parfois de façon détournée ou très réinterprétée, mais toujours visible pour qui se donne la peine de regarder. Les exilés que sont John Difool et Louz de Garra se retrouvent ici perdus dans un territoire hostile, où ils doivent rallier un peuple féroce et fruste pour abattre un système : c'est en substance le schéma de Dune et le vernis symbolique apprécié par Jodo ne le masque pas du tout. Certes les images finales diffèrent beaucoup de celles de Dune mais l'on sait à quel point Jodo voulait réinterpréter en profondeur le texte herbertien : il faut croire que le traumatisme créatif subi lors de l'échec cité plus haut reste vif, puisque ses répliques ne cessent de se faire sentir quarante ans plus tard...

Ceci étant dit, que retenir de cet album arrivé bien tard (Après l'Incal tome 1 signé Moebius lui est antérieur de quatorze ans) mais que l'on doit malgré tout comprendre comme la conclusion d'une histoire ? Il faudra signaler dans un premier temps la cohérence de l'ensemble, bien que celui-ci ait été pris en charge par deux dessinateurs différents et à des années de distance. Le style graphique de Ladrönn finit en réalité par ressembler à celui de Moebius, donnant l'impression d'être une mise à jour de celui-ci ; l'intrigue elle-même réussit à tenir debout ; la narration parvient à trouver une convergence après le grand-écart que l'on observait entre les deux premiers volumes. Il n'était pas facile d'arriver à un tel résultat compte-tenu de l'histoire éditoriale du projet, ce qui implique de saluer la performance. Bien sûr, on pourra regretter l'abondance de symboles et de mysticisme dans cette série - mais c'est du Jodo, et il convient de savoir à quoi s'attendre quand on entre dedans, et la dose de space-opera plus classique à l'intérieur n'est pas négligeable.

La difficulté sera de qualifier la position de cette série au sein de l'Incaliverse. On le sait ou on le sent au fil des lectures, cette grande histoire a fini par former un métaverse où les personnages et les thèmes se croisent puis se séparent et vivent leur existence propre. Bien présomptueux serait celui qui, par exemple, affirmerait que le Méta-Baron de l'Incal est tout à fait le même personnage que celui de La Caste des Méta-Barons ! Si c'est vrai sur le papier, il n'en reste pas moins que dans l'Incal, il n'est qu'un mercenaire considéré comme redoutable mais pas invincible pour autant, alors que dans La Caste il finit par devenir un véritable super-héros. Le présent album rassemble donc des personnages venus de différentes séries, après avoir posé l'existence d'univers parallèles. Exit les personnages liés de près ou de loin au Méta-Baron (Animah, Tanatah et Solune) au profit d'individualités venues de L'Incal et Avant l'Incal. Si l'ensemble finit par perturber le lecteur voulant organiser un tableau de famille, on comprend néanmoins qu'il s'agit pour Jodo de jouer une fois de plus avec ses personnages favoris !

Les dernières cases montrent un retour du vaisseau-étoile de l'Incal - et signent peut-être une intention de tout recommencer, à nouveau... - mais, sur la même page, le lecteur préférera s'attacher au nouveau pacte faustien offert par le Techno-pape à un Empire sans doute un peu désemparé : quand les institutions politiques abdiquent leurs responsabilités, d'autres pouvoirs sont en embuscade. Et c'est à voir s'esquisser cette confrontation que l'on se prend à espérer qu'un jour, peut-être, Jodo nous gratifie d'un nouveau spin-off...

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