Les quinze premières vies d'Harry August - Claire North

L'existence de ce livre a été portée à mon attention par hasard. De Claire North je n'ai lu pour l'heure que des UHL du Bélial' - non chroniqués, pour le moment au moins - et les questions de voyage temporel m'intéressent volontiers : c'était donc l'occasion d'une expédition à travers les destins... ou plutôt, les vies d'Harry August.
Résumé : 
Recouvrer sa mémoire, où l'on se souvient d'être mort suite à une vie ordinaire, est suffisant pour faire perdre la raison à n'importe qui - et ce n'est qu'avec sa troisième vie, et la rencontre avec le Cercle Cronus que Harry August admet l'originalité de sa condition et en accepte les spécificités. Pour l'humanité ordinaire, une vie "linéaire" de la naissance à la mort... et pour les ouroboros tels que lui, le décès suivi d'une itération supplémentaire à vivre à l'identique, ou non. Le Cercle Cronus aide ceux qui en ont besoin à prendre un départ plus rapide... et garde la mémoire des générations sans nombre de "kalachakras". Or quelque chose semble arriver dans l'avenir, qui menace l'existence même du Cercle et de l'humanité toute entière - quelque péril qui se rapproche de l'époque où vit Harry... Quel rôle joue-t-il dans le cauchemar qui prend forme, vie après vie ? Pourra-t-il éviter sa concrétisation définitive ?
Je le dis souvent : l'existence d'un procédé de voyage temporel subordonne la flèche du temps général à celui du voyageur. De ce fait, une bonne façon d'introduire des idées originales voire des paradoxes inattendus va consister à multiplier le nombre de voyageurs... et c'est ce que fait l'auteure de ce livre.

Il est certain que les concepts fondamentaux de Les quinze premières vies d'Harry August ont quelque chose d'original. Ses protagonistes principaux - ouroboros appelés aussi kalachakras - sont des Eternels d'un genre particulier, qui traversent le temps à volonté ou presque : il suffit pour cela de mourir et de recommencer au même point qu'avant, les expériences de la vie précédente - et de celles qui ont eu lieu encore avant - restant conservées en mémoire. C'est ainsi que la durée de vie objective d'un ouroboros finit par se compter en siècles et peut-être en millénaires potentiels. L'étrange forme d'immortalité offerte aux ouroboros n'est justifiée à aucun moment, posant la question éventuelle de savoir si l'imaginaire à l'oeuvre ici relève de la fantasy, mais l'ensemble de l'intrigue s'intéressant aux implications scientifiques de cet argument on pourra considérer qu'il s'agit plutôt de science-fiction... d'autant plus que le cercle Cronus qui porte assistance aux ouroboros au cours de leurs vies finit par s'avérer être une organisation aux pouvoirs différents de ceux de l'Eternité citée plus haut ou de la Stase de Palimpseste. Le voyage temporel n'étant le monopole de personne - il échoit en fait à certains individus plutôt qu'à d'autres - il n'est pas possible de le réglementer tout à fait : le cercle Cronus est donc une simple association de bienfaisance plutôt qu'une institution désireuse de contrôler, voire de gouverner les itérations du temps. Les ouroboros, de toute façon, se méfient les uns des autres : il est possible, pour qui connaît le point d'origine de l'un d'entre eux, de le faire mourir avant même sa naissance et donc de l'éliminer de l'échiquier du temps ; on peut aussi lui infliger l'Oubli par l'intermédiaire de tortures savantes qui effaceront le souvenir de ses vies de sa mémoire et donc lui imposer un redémarrage avec un esprit vierge, un sort qui est considéré parfois comme pire que la mort elle-même. Les quelques règles - plus que tacites mais en tout cas non écrites - qui régentent le groupe peuvent se résumer à : la vie d'un ouroboros lui appartient, mais l'Histoire de l'humanité ne doit pas être modifiée. De ce fait, chacun est invité à faire ce qu'il veut de chacune de ses vies - se livrer aux plaisirs physiques jusqu'à la déraison, apprendre, se tourner vers la religion... - sans jamais enseigner aux êtres humains "linéaires" des choses qu'ils ne devraient pas - ne pourraient pas - connaître à leur époque.

Comment ne pas sombrer dans la dépression ou la folie, au bout de quelques itérations ayant permis de faire le tour des secrets de sa propre époque de naissance ? La solution la plus évidente - et en tout cas la plus respectueuse des règles du cercle Cronus - consiste à purger les traumatismes accumulés au fil des existences par l'Oubli et donc à recommencer sa vie comme une page neuve. L'autre consiste à enfreindre la règle, et donc à modifier - pour voir, par curiosité ou par ennui - le flux historique auquel on est habitué. Le jeu est dangereux - le cercle Cronus garde la mémoire de pareille tentative par le passé ainsi que de ses conséquences... et de ce qu'il fallut faire à son initiateur pour que cela ne se reproduise plus jamais - mais certains ouroboros particuliers, dont fait partie Harry August, peuvent ne pas avoir le choix et être amenés à y jouer tôt ou tard au fil de leurs existences. Lorsque l'opportunité ne vous est pas donnée d'oublier - ou à tout le moins d'égarer le souvenir - des moments insignifiants d'une vie, en supporter la répétition se change en torture... Et que faire de son temps lorsque l'on se rend compte qu'il se reproduit à l'identique et qu'au bout d'un moment, on épuise toutes les possibilités admissibles de s'occuper ? Ne reste alors plus que la solution d'enfreindre les règles, parce qu'on se croit investi d'une mission ou parce que l'on veut se confronter à ceux qui seraient susceptibles de vous punir pour cette raison. C'est dans un conflit de ce genre, à travers les destins et au fil des vies, que Harry August finit par être engagé. A ce nouveau jeu, il devient parfois difficile de savoir qui est la proie et qui est le prédateur : l'ennemi auquel Harry se confronte a souvent un coup d'avance, et son plan monstrueux s'il venait à le mener à bien ferait de l'Univers un système tout à fait déterminé... mais Harry lui-même est en quelque sorte un joueur, qui sait qu'il faut dissimuler jusqu'au bout ses meilleures cartes afin de rester dans la course. Pourquoi, au fond, Harry joue-t-il avec l'ennemi auquel il s'adresse dès le début du livre ? C'est par ennui, sans doute, autant ou peut-être même plus que par sens du devoir puisque la quête finit par venir à bout de ses ultimes réflexes d'être humain ordinaire : lorsque le masque finit par coller à la peau, il devient en réalité celle-ci, et l'esprit ancien qui remportera le duel en sera de toute façon changé pour l'éternité.

Dans ce jeu de poker menteur qui s'étale sur plusieurs destins et dont les enjeux ne sont autres que de multiples fins du monde, l'auteure prend un malin plaisir à distiller l'information de rappels en aperçus futurs : si le fil d'intrigue suit la chronologie des quinze premières vies d'Harry August, et si le titre lui-même de ce livre en dévoile au fond la conclusion, il sera possible pour le lecteur de s'y perdre voire parfois d'y perdre le fil mais sans jamais que ce soit inconfortable. C'est donc un roman tout aussi original que ses concepts qui est livré ici, car il montre que le destin de l'espèce dépend au fond de ses propres qualités plutôt que de l'intervention d'individus hors du commun...

Commentaires

Le Maki a dit…
C'était ma première lecture de l'autrice et depuis je n'ai jamais été déçu (excepté pour 84k:) et le summum du plaisir reste la trilogie en cours df Lz Maison des Jeux.
Anudar a dit…
J'ai lu moi-même les deux premiers volumes de "La Maison des Jeux" (d'ailleurs, je dois chroniquer le second) et oui, je confirme ton impression...