Sintonia - Audrey Pleynet

Mis à part un texte publié dans l'Anthologie des Utopiales 2023, je n'ai jamais rien lu d'Audrey Pleynet. Sintonia est son premier roman, que son éditeur a eu la bonté de m'offrir il y a quelques semaines. Cela méritait bien une lecture et une chronique...
 
Résumé : 
Le XXIVème siècle. Des ruines de la guerre des Ires et des décombres de la crise écologique sont sorties les villes-tiges, qui se tiennent à l'abri dans l'atmosphère des polluants et autres périls du Sol, et qui exercent leur domination sur les villes-bulbes et les fermes où le confinement guette à chaque instant. La première d'entre elles est Venise, d'où proviennent les nanotechnologies indispensables à l'Elévation et dont le doge est réputé marié à l'air pur de l'altitude. En cette époque de contrats, les guildes vénitiennes tiennent le haut du pavé : celle des Sintonia reçoit les lettres de velours du doge et se charge de l'élimination des gêneurs. Un jeu auquel les Sintonia sont les meilleures : leur Sang les met au Diapason et change les lignées matriarcales en cohortes de tueuses à gage animées d'une seule et même volonté, celle de leur Capa. Pourtant, l'exécution d'un contrat contre la guilde Cattaneo tourne très mal et voici les assassines assassinées... Seules quatre survivantes parviennent à échapper au massacre. Séparées par les circonstances, risquant à chaque instant d'être détectées par leurs ennemis et alors qu'une chape de plomb semble recouvrir la disparition de leur guilde, où trouver de l'aide ? Et surtout... est-il sage de rechercher la vengeance alors qu'il se pourrait que le doge lui-même ait conspiré leur élimination ?
 
A la lecture de ce résumé comme de la quatrième de couverture du livre, il apparaît évident que ce titre peut être considéré comme post-apocalyptique et s'apparenter à une dystopie. Le lecteur de ce blog a la possibilité de savoir à quel point je me méfie de ces genres et plus encore à leur combinaison. Il s'avère toutefois que, malgré ma méfiance a priori, Sintonia tient du contre-exemple, pour des raisons qui seront claires sous peu.
 
Sintonia, c'est avant tout et comme d'autres l'ont relevé avant moi un worldbuilding puissant. Avant d'être une ville-tige dans l'esprit de l'auteure et avant même d'être la victime du surtourisme de nos jours, Venise a été la capitale d'une brillante république : la "Sérénissime". Au XXIVème siècle exploré ici, l'Elévation de Venise a remplacé l'eau par l'air (pur... ou plus ou moins pur) au point que son doge se marie non plus à la mer mais à l'atmosphère. Et pourtant les gondoles continuent à circuler dans les canaux qui séparent les différents quartiers ou zones historiques désormais sur tiges. Celles-ci poussent à renfort de nanotechnologies : selon la loi d'Arthur C. Clarke, "toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie" et c'est un peu le statut occupé par les technologies de l'infiniment petit dans ce roman puisque les nanites y sont tout aussi miraculeuses en tant que matériaux de construction qu'en tant que traitement médicaux... voire même quand il s'agit de contraindre. Dystopie, le mot a été lâché plus haut : cette Venise est belle et au premier abord elle donne envie... mais le lecteur qui aurait choisi de ne pas regarder par-dessus ses balcons pour contempler le Sol que l'on devine aussi dangereux que ravagé, afin de se concentrer sur son opulence et en espérant assister à son carnaval millénaire, finit de toute façon par être confronté à l'indicible et au mal. Nul n'est tout à fait libre à Venise : on y est prisonnier des contrats et des intérêts du doge... quand on ne l'est pas au fond d'une geôle, ou même dans sa propre chair.
 
Pour les Sintonia survivantes, fuir les contrats n'est pas une option : Venise est les contrats, puisque son modèle s'exporte ailleurs au sein de l'Europe si endommagée mais qui subsiste néanmoins. Certaines villes y ont elles aussi connu l'Elévation et gagnent à entretenir le système, d'autres essaient de la connaître... mais il s'agit d'un destin périlleux : tout comme la chenille devenue chrysalide peut tout perdre avant de se faire papillon, parfois l'Elévation tourne mal comme le prouve un exemple catastrophique reste ancré dans toutes les mémoires. Dans quelle mesure Venise aurait-elle été liée à cet échec si cruel ? Dans ces conditions, même quitter la ville n'est pas une garantie de survie : Talia, qui s'est échappée en compagnie de ses deux filles mineures, comprendra que c'est le système des contrats qui devra être remis en question pour que ses enfants puissent espérer un avenir digne de ce nom. Pour les trois qui sont restées à Venise, la même compréhension se fera jour d'autres façons : Agnese, prisonnière de son corps dont les nanites ont été corrompues, qui reçoit l'aide d'une mystérieuse alliée ; Azzura, consumée par son désir stérile (pour plus d'une raison) de vengeance, qui repart de zéro depuis les tréfonds de la ville-tige ; Reyna, subjuguée par la torture, qui deviendra outil de mort. Chacune des quatre est en fait amputée d'une part d'elle-même, à jamais arrachée par la raison d'Etat de Venise : la voie de la guérison passera-t-elle par le rassemblement des quatre ultimes Sintonia ?
 
Que sont les contrats de Venise, au fond, sinon un moyen de divertir les envies d'indépendance et la conflictualité qui animent ces êtres humains du futur proche que l'on devine semblables à nous malgré leurs nanotechnologies presque magiques ? Et que recherchent par conséquent les puissants de ce monde - soit donc, le doge et ses conseillers... à moins qu'ils ne soient eux-mêmes les jouets d'autres forces d'un rang supérieur - sinon la stabilité à tout prix... et donc la stase pour ne pas dire la stagnation ? Les dystopies sont ambitieuses lorsqu'elles parviennent à décrire des systèmes éternels, et elles sont réussies quand elles n'oublient pas de raconter comment ils s'effondrent. L'auteure montre ici en quoi son système politique vénitien est susceptible d'être éternel (après tout, la Sérénissime historique a perduré mille ans) mais qu'il est néanmoins faillible et donc promis à s'effondrer. Mieux encore, l'environnement dégradé ne l'est de toute évidence pas pour l'éternité : il y a un espoir concret pour cette Terre du futur, un espoir qui ne se limite pas aux confinements récurrents que connaissent les villes-tiges ou bulbes (lesquels confinements semblent une citation appuyée, citoyens mécontents compris, à ceux que notre monde a connus en 2020).
 
En d'autres termes, Sintonia malgré le classement que j'évoquais plus haut a mérité mon attention : une dystopie ne doit pas faire que dans la dénonciation, elle doit aussi faire dans l'évasion et la proposition ; le post-ap' ne saurait s'apparenter à la seule expression d'un goût morbide pour les mondes pourrissants mais doit plutôt envisager l'éventail des possibles. Ces deux écueils sont selon moi évités avec soin par l'auteure de Sintonia et c'est, en soi, une source de satisfaction : cela prouve en somme que c'est possible et que c'est donc désirable ! Quelques défauts mineurs viennent cependant amoindrir cette satisfaction : le temps fictionnel a tendance à s'étirer au milieu du roman, ce qui contracte la résolution de l'intrigue tout à la fin du texte... En d'autres termes, c'est un peu long au milieu et un peu précipité à la fin. Ce qui est dommage : du temps est perdu ainsi pour l'exploration des énigmes les plus excitantes. On ne dira pas que Sintonia est mauvais pour autant : il lui manque un ou deux éléments pour être excellent, mais il demeure une belle occasion de s'immerger dans un futur possible et pas tout à fait indésirable. Et parfois, c'est tout ce que le lecteur attend.

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