The question is : what is the question ?


La dame Blop nous pose une excellente question (ou plutôt, elle attire notre attention sur une question posée par Sylvie Denis) :
"Pour quelle raison bizarre et irrationnelle des êtres humains adultes, responsables et occidentaux, pourvus pour la plupart de conjoints et de progéniture, de métiers, de positions sociales même, enfin bref, des gens comme vous et moi, lisent-ils des histoires d'empires galactiques, de batailles spatiales, d'aventuriers stellaires et autres fariboles situées dans des futurs aussi lointains qu'improbables ?"
Prérequis numéro un à ma réponse : je ne suis pourvu ni d'un conjoint, ni d'une progéniture, et si j'ai un métier, j'ignore si cela me confère une position sociale ni si cela fait de moi quelqu'un comme "[les autres] et [Sylvie Denis]".

Prérequis numéro deux : je lis en effet des histoires d'empires galactiques, de batailles spatiales et d'aventuriers stellaires. Par contre, je ne considère pas ça comme des fariboles. Pour moi c'est très sérieux, ou en tout cas pas moins sérieux que le romantisme littéraire du XIXème siècle. Et j'emmerde ceux qui pensent le contraire.

Ces choses étant dites, et bien dites, il me reste à expliquer pourquoi je pense que le space-op' et son petit frère (à moins qu'il ne s'agisse de son frère siamois) le planet-op' sont des genres si sérieux. Un jour, il y a sans doute quelques millions d'années de cela, des types se sont mis à construire des cabanes. Quelques branches, des feuilles mortes, et toute la bande qui se met au chaud dessous. A l'abri. Sous mon toit, je suis chez moi. Progrès technique aidant, le toit s'est fait de plus en plus imperméable, de plus en plus isolant, de telle sorte que le chez moi devienne de plus en plus chez moi et de moins en moins dehors. Parce que ce qui est dehors, ce que je ne vois pas, ce qui est inconnu, c'est quelque chose qui déclenche à un niveau ou à un autre une peur atavique. Si nous, êtres humains, sommes ici, c'est parce que nos ancêtres, au Pléistocène, ont réussi à ne pas se faire bouffer assez longtemps pour se reproduire, et les paléontologues mesurent à quel point ils ont eu de la chance, quand on voit les prédateurs qu'ils côtoyaient au quotidien... Alors, rechercher une protection, même symbolique, même illusoire, contre ce qui est dehors, contre la source de tout danger, c'est quelque chose que l'évolution a dû imprimer dans notre héritage génétique, de la même façon qu'elle a pu l'imprimer dans celui de n'importe quelle bestiole pas trop équipée pour s'opposer à des prédateurs. Les sociétés humaines dans leur globalité, plus tard, n'ont pas fait autre chose en construisant des remparts toujours plus grands autour des villages puis des villes. A l'exception notable de la Sparte classique, bien sûr, mais il paraît que ces gens-là étaient fous.

L'inconnu, c'est l'ennemi. Les anciens Grecs disaient que le barbare, c'est celui qui ne peut s'exprimer en grec, c'est-à-dire, la koïnê, la langue commune, en d'autres termes, la langue civilisée. D'une façon plus générale, ce qui se trouve au-delà - des murs de ma maison, des frontières de mon pays, ou bien de la porte de mon placard - ne peut qu'être fantasmé car incompris car non connu car non vu. Et l'on en vient à une conséquence logique du raisonnement : pour se protéger contre l'inconnu, c'est naturel de vouloir le tenir à distance. Mais l'on peut faire autre chose. On peut aussi essayer de le rendre connu.

Toute la science tient là-dedans. Toute la science et aussi, sans doute, toute forme d'imaginaire. Pour dévoiler l'inconnu, le plus simple est encore d'aller voir ce qu'il s'y passe. Mais cela peut se révéler aussi une bonne idée d'imaginer, au préalable, ce qu'il peut s'y passer. Avec un peu de chance, on ne se trompera pas. Et de toute façon, même si l'on se trompe, au moins on n'aura plus l'impression d'être quelque part au bord de l'inconnu. Ainsi les explorateurs du XVIème siècle imaginaient-ils une Terra non nundum cognita au pôle Sud, sans savoir qu'un jour on y trouverait l'Antarctique.

Or, que l'on y réfléchisse un moment : quel est la chose la plus inconnaissable qui existe pour l'être humain ? Tout juste celle à laquelle s'exposaient déjà les toits fragiles des premières habitations. Le ciel, et sans doute en particulier le ciel nocturne. Le ciel, cet espace inaccessible et fantasmé, où s'y manifestent des choses incompréhensibles telles que le Soleil, source de vie mais cruel à nos yeux, la Lune plus douce mais si inquiétante avec ses transformations mensuelles, et les étoiles fixes où l'on cherche à définir des constellations. Un toit, au départ, ça servait peut-être d'abord à ça : s'épargner la vision de ces choses a priori dépourvues de sens, si incompréhensibles que l'on ne sait même pas si elles sont proches ou éloignées. L'inconnu à l'état pur.

Rien d'anormal, dans ces conditions, pour que l'imaginaire précède l'exploration dans l'espace. Micromégas de Voltaire. Les Aventures du baron de Münchhausen. Cyrano de Bergerac. Et j'oublie sans nul doute bien des précurseurs du voyage dans l'espace, des gens qui n'avaient pas la moindre idée de comment un jour l'être humain pourrait franchir la barrière du ciel pour aller voir de plus près ce qui se passe là-haut, mais qui néanmoins, ont commencé un important travail d'imagination.

A quoi bon imaginer ce qui se passe là-haut, dans d'autres systèmes stellaires, sur d'autres mondes, maintenant ou dans le futur ? Je pense que l'imaginaire humain est une ressource sans limites, ou à tout le moins, dont l'envergure est la seule à pouvoir égaler la complexité de notre univers. Parmi les myriades de péripéties jamais imaginées, n'y en a-t-il pas certaines qui se sont produites quelque part dans l'univers - ou bien qui sont appelées à s'y produire ? La réalité ne dépasse jamais la fiction. Tout au plus, parfois, parvient-elle à l'égaler.

Le space-op', dans ces conditions, m'apparaît comme une ressource intellectuelle indispensable. L'espace est loin. Cela coûte cher, et pas qu'en dollars, mais surtout en ressources qui deviennent de plus en plus rares. L'espèce humaine a d'autres soucis, pour le moment, et d'autres problèmes plus urgents à résoudre que de s'installer sur Mars ou d'aller plus loin. Comme Ivan Efremov l'a très bien perçu et décrit dans le passé de son histoire des temps à venir, nous vivons à l'heure actuelle une époque de crises. Un stress à l'échelle de toute une civilisation qui est chaque jour confrontée d'une façon de plus en plus pressante à l'échec du système qu'elle s'est donnée. Un stress qui, au niveau des individus, a des conséquences effrayantes. L'inconnu, ou même le mal-connu, effraie au quotidien. Et à nouveau, le ciel et l'espace apparaissent comme des sources d'inquiétudes. Ce n'est pas un hasard si Alien, le film, est sorti sur les écrans après les premiers chocs pétroliers. Ce n'est pas un hasard si les fictions tournant autour d'une histoire d'invasion extraterrestre se multiplient à l'heure actuelle, au cinéma comme en littérature.

Je crois qu'en rendant l'espace plus familier, en l'habillant des oripeaux du connu ou du connaissable, on tient avec le space-op' un véritable anti-dépresseur. L'espace vous fait peur ? Allez voir Star Wars. Lisez Fondation. Vous verrez que cela reste compréhensible. Vous percevrez à quel point, même, cela peut être beau. Isaac Asimov l'a très bien compris, lui qui, dans La Fin de l'Eternité, nous montre une espèce humaine dirigée par une élite paranoïaque et mortifère, et nous explique à la fin que tout compte fait, le problème, ce n'est pas la tendance de l'être humain à faire n'importe quoi - c'est plutôt la tendance de certains à vouloir protéger la totalité contre eux-mêmes.

L'Infinité vaut mieux que l'Eternité.

Voilà ce que les lecteurs de space-op', à un niveau ou à un autre, ont tous très bien compris. Et c'est, à mon avis, une excellente raison de continuer à espérer. Quand notre espèce (notre civilisation ?) aura surmonté l'époque de crises actuelle, je ne doute pas que le space-op' apparaîtra comme l'un des genres majeurs de l'expression des espoirs contemporains.

Commentaires

Guillmot a dit…
Moi je dis, une bonne bataille space opéra, ça fait du bien par où ça passe.
Endea a dit…
C'est une très jolie réponse à cette question en tout cas ^^
Dans notre héritage génétique, il y a aussi, ne pas tourner le dos aux porte et placer son lit au fond de sa chambre (reste des grottes).
Blop a dit…
Bravo ! CA, c'est une réponse ! Merci Anudar, c'est une belle, grande et très inspirée participation.
Anudar a dit…
@Guillaume44 : c'est rapide.

@Endea : merci. Ne pas tourner le dos aux portes, c'est sans doute vrai sauf pour Paul Atréides, mais il est vrai qu'il est déjà un peu plus haut que la moyenne sur l'échelle de l'évolution...

@Blop : merci !
Vert a dit…
*Clap clap clap*
Très jolie réponse ^^
Unknown a dit…
Mais c'est une vraie dissert ça jeune homme :)

Ce passage m'a fait flipper, parce que criant de vérité :
"Progrès technique aidant, le toit s'est fait de plus en plus imperméable, de plus en plus isolant, de telle sorte que le chez moi devienne de plus en plus chez moi et de moins en moins dehors. Parce que ce qui est dehors, ce que je ne vois pas, ce qui est inconnu, c'est quelque chose qui déclenche à un niveau ou à un autre une peur atavique."

Pour ma part, ça y est, j'ai enfin répondu à La question...avec un peu plus de légèreté :)